mercredi 1 mai 1996

Nouvelle culture du travail et convivialité

Pouvons-nous penser qu'il y aura chevauchement, sinon dichotomie de valeurs entre l'emploi et le travail des sociétés du prochain millénaire? Pouvons-nous imaginer que le travail et l'emploi ne pourront que devenir distincts? Pouvons-nous d'ores et déjà prédire que le travail, plus que l'emploi, favorisera l'évolution d'une civilisation humaniste? Ce sont là des questions fondamentales auxquelles nous devons nous attarder.

Le texte de Madame Claudette Carbonneau, vice-présidente de la CSN, publié dans les pages du Devoir sous le titre: «L'emploi, source première de solidarité sociale»[1] s'avérait dans la vision restreinte de l'emploi. Le titre en soi provoquait au grand dilemme de cette fin de millénaire: l'émancipation de la classe ouvrière passera-t-elle par le travail ou par la disparition de l'emploi?

Nous sommes arrivés au carrefour où le travail et l'emploi vont provoquer, sinon faire éclater les ambiguïtés reliées aux valeurs. Nos choix portent les conséquences d'un renouvellement où s'inscrit le portrait des déchirures. Tant pour la personne que pour la société. Des choix qui seront de l'ordre des stratégies dans le rapport entre travailleurs/travailleuses et syndicats, entre forces syndicales et patronales, entre les structures d'entreprises face aux mutants de la nouvelle civilisation. Car là se joue un nouveau langage. Langage éthique et de responsabilité. Là où l'individu prend conscience de son lien à la responsabilité personnelle et collective. De ces nouveaux rapports surgiront les pontonniers. Par-delà l'ombre des pontonniers, une nouvelle civilisation du travail, encore informe, porte ses mutants dans l'isolement. Ils sortiront de l'ombre à partir du support des structures.

Les nouvelles conventions sont encore à écrire mais la démocratie pourra obliger à des luttes pour que le dessein prenne corps. Sinon, on continuera d'avancer dans le doute et l'obscurité. Même en perte de ses mémoires du passé. Jusqu'à faire douter de la Science, de l'Art, des Guerres d'un passé humain. L'Argent prenant toute la place, la pensée sera tétanisée et l'héritage forclos.

A l'instar de Christian Cotten[2] je vois dans l'emploi non la convergence vers la solidarité ouvrière mais davantage un faisceau de rivalités, d'exploitation, de roulement ponctuel d'une main-d’œuvre abandonnée à l'oppresseur. Par contre, le travail ajoute à la solidarité, à l'éthique, à la responsabilité, à l'identité de la personne. Identité toujours à faire et qui veut s'approprier le travail comme une forme de réconciliation. Bref, ce qui a longtemps été reconnu comme moyen de subsistance, ou encore moyen de faire de l'argent, pourrait bien aussi servir le rapport identitaire d'une grande majorité, sinon d'une collectivité. Ce qui nous amène à dépasser la notion de "privilège" voulant s'instaurer autour du travail. Car le travail dit Christian Cotten, en tant que gigantesque machine à apprendre fait que "l'être humain vit désormais le passage vers un niveau de conscience plus élevé qui se dessine dans l'orbite des grands mouvements et transformations". Bref, ce qui se vit sur le plan de l'humanité, appartient d'abord à la personne. Le monde planétaire n'est pas fait d'îlots fermés sur eux-mêmes et statiques. On ne peut cristalliser le rapport des sociétés. Tout passe par des transformations. A preuve: l'Homme est sorti des Cavernes et plus récemment s'est rendu sur la lune. Sa conquête de l'Espace reste encore à faire. Et de l'Espace au Village global, tel pourrait être son futur. Revenir à la Terre ne sera pas un pas en arrière mais l'image de modulation exigée par les transformations. Et nous ne savons rien encore de ce futur car les messages que livrent l'Espace ne sont pas arrivés aux relais des pontons que le temps instaurera.

En voulant voir l'aspect positif de cette évolution, comme Christian Cotten on se dit que demain les individus «seront capables de faire évoluer en permanence leurs métiers, en développant leur potentiel, au-delà du concept de métier. Le futur d'un métier n'est pas dans son exercice stable, mais dans sa mort rapide, vers la transformation en un autre métier, tout au long de la vie».[3] Bref, la mobilité ne devient plus lieu des «petits emplois sous rémunérés mais un lieu de transformation désirable à travers le grand chapiteau du travail». Parce que cette mobilité sert les talents ou affinités. Parce qu'elle permet de s'explorer en dehors de toute compétition. Parce qu'on en sort ni usé ou en «burn-out» mais fortifié dans ses compétences pour d'autres défis. Toujours plus engageants.

Nous voilà au cœur d'une déchirure. L'emploi et le travail empruntent des voies polarisées. L'une des voies est porteuse d'identité, de réalisation des valeurs personnelles, capable de rejoindre la collectivité, capable de tenir compte du village global sans se laisser écraser par les impératifs de l'économie. L'autre voie est d'abord accrochée aux défis d'un grand marché à découvert. Ce grand marché dont les directions sont inscrites sous diverses appellations mais dont les fins restent ultimement le profit. Selon la voie, la donne change. Un lien plus ou moins ténu rattache au pouvoir concentrationnaire à cause de valeurs en dominance. L'une se veut capable de profits dans le rapport éthique sans pour autant renier son lien avec les marchés planétaires. Sans pour autant nier les efforts de l'Histoire des forces ouvrières. L'autre essore l'individu en le rendant dépendant d'un Maître. L'essoreuse fragilise l'individu pour le garder dans la soumission. Ainsi est-on constamment face à l'ouverture ou menace «exit». Quand il emprunte cette porte, l'individu est usé à la corde, en perte de confiance sur ses valeurs, sinon en «burn-out». Cette voie est large et prometteuse mais combien plus dévoreuse que celle du travail. Elle mange ses petits avant de les abandonner à «l'exit». Cette voie est dominée par le pouvoir concentrationnaire.

J'entends par pouvoir concentrationnaire, le pouvoir d'argent des entreprises multinationales. Celle de la «pensée unique» dénoncée par Ignacio Ramonet. [4] Un pouvoir que l'envahisseur (le robot) sert tout en ouvrant aux nouvelles guerres mondiales. Cette crise que l'on voudrait tributaire de la révolution technologique n'est pas seulement le fait d'une technologie planétaire. Il s'agit d'un bouc-émissaire porté en avant-plan par la pensée unique. Ce que Ignacio Ramonet traduit en terme de P.P.I.I. (système Planétaire, Permanent, Immédiat et Immatériel) à travers la globalisation de marchés menant aux transfuges de l'asservissement. Un système où tout s'organise en fonction de critères liés aux valeurs boursières, valeurs monétaires, information, programmes de télévision, multimédia, cyberculture, etc.

Le nombre des multinationales a augmenté de 140% entre 1987 et 1994 nous dit Louis O'Neil.[5] Qui dit économie dans l'état actuel de ce pouvoir d'argent dit autant mainmise que pouvoir «mammouth» déstabilisant l'État.[6] Le paradoxe de ce pouvoir guerrier est qu'il s'impose sans fusil ni missile. Le totalitarisme n'en est pas moins sournoisement présent. Les invariants sont sous commande du capital. Et la pensée unique de préparer l'abdication sur tous les fronts. Trop souvent, hélas, les médias la servent par des messages capables de faire baisser les bras sur l'avenir d'un pont. On prépare le mental des exclus(es) de demain mais aussi l'arrivée de ceux et celles qui surgiront au tournant d'une prochaine génération de chômeurs. Message sibyllin diffusé par les médias à travers statistiques et qui parlent des mines de l'avenir entièrement dominées par la technologie de pointe. On diffuse un message statistique sur un ton léger, parfois dogmatique. Habilement ou dans la résignation, on prédit que les robots auront raison des «derniers humains» des caves d'ici vingt-cinq ans. De même pour ceux et celles qui travaillent sur le plancher des vaches. Ceux-là devront aussi se ranger du côté des sans espoir. Ces messages mettent directement en compte les chômeurs de l'an 2,020 en faisant une prédiction 940 millions de nouveaux arrivants sur le marché de l'emploi qui, pour la plupart, devront rejoindre la cohorte de exclus(es).

Un monde s'écroule dans l'apathie des travailleurs et travailleuses quand la «pensée unique» prépare un totalitarisme d'argent. Cette pensée unique pèse lourd sur les enjeux d'un futur à nos portes. Car on la retrouve partout. Ce dont parle un journaliste international en disant: «Cette  pensée unique, que l'on retrouve (à de très rares exceptions près) dans tous les groupes détenteurs du pouvoir politique et économique, empêche l'éclosion de projets alternatifs, paralyse la société, cristallise les situations. Convaincue de sa propre supériorité, elle ne parvient pas à voir ce qui se meut dans les entrailles du corps social».[7]

C'est pourquoi le monde de l'emploi est piégé. Pour tout(e) salarié(e), flanc à découvert dans le désert de l'impuissance. Dans le désert d'une planète que le soleil ne réchauffe plus. L'État est menacé de gangrène par le pouvoir concentrationnaire. On voudrait faire oublier que l'humain vient de la nuit des temps...et que l'emploi est né bien longtemps après le travail. Bien longtemps après les plus petits métiers. Certains de ces petits métiers devenus ceux d'artisans que le système voudrait vampiriser de ses valeurs. Le village global les veut pour autant qu'ils passent par le rouleau compresseur. Comme Hollywood offrant à Gérard Depardieu un cadrage de 75 répliques au sein d'une grande production cinématographique et que l'acteur pouvait se permettre de refuser, vu sa stature. D'autant plus que la subsistance n'était pas en cause.

Voilà les traits majeurs qui rendent incompatibles travail et emploi. Le travail est plus socialisant. Il peut ouvrir à tous les membres de la société pour peu que l'État et les syndicats transforment le grand chapiteau du travail vers des services et organisations multiformes. Il s'agit d'accompagner la mort de l'emploi, tout autant que celle de la société de consommation, sans pour autant craindre pour la vie d'une société en mutation. La vie des sociétés et civilisations passant par la mort et l'érection de pontons d'un avenir perceptible à travers l'espoir. Comme au temps de l'Homme des Cavernes, tout est dans l'espoir. Comme au temps des révolutions!

Il s'agit, pour le syndicalisme, de provoquer des changements pour l'équilibre des forces polarisant emploi-travail. Les invariants de l'emploi bloquent la démocratie. En demeurant dans la vision de l'emploi, on va directement vers l'appauvrissement de la personne. Moralement et physiquement. On retourne à la dépendance de l'ère féodale. L'emploi n'a d'autres fins que de renvoyer le salarié à l'isolement. Continuer dans cette tangente sert le totalitarisme d'argent et la radicalisation des forces. La base sera piégée entre soumission ou révolte. Entre temps, il y a la démocratie capable de provoquer la cohésion vers la nouvelle culture du travail.

Ne nous leurrons pas. La répression sur les travailleurs ne pourra s'invalider que dans un rapport de force dépassant les «consignes» connues du syndicalisme d'antan. Nous voilà déjà engagés dans une nouvelle ère. Il faudra passer par la conscience éthique et les mémoires des travailleurs et travailleuses. Sinon, on laisse toute latitude au pouvoir d'argent. Sinon, on abandonne le pouvoir étatique au P.P.I.I. Avec les leviers de l'État, sa cuirasse est renforcée. Par ces leviers, il nous coupe du rapport démocratique à l'État. Plus encore, il nous ramène au temps du pouvoir féodal. Dusse-t-il acheter la soumission en mettant plus d'argent sur les leviers d'un État policier. Quitte à lobotomiser les plus forts en mémoire afin de correspondre aux idéaux de cette pensée unique, à savoir: partage du village planétaire entre possédants et esclaves hiérarchisés.

Dans cette déchirure imposant des choix, il y a la peur. Peur du choix. Peur de l'autre et des compétitions. Peur du robot quand on l'a voulu comme objet du progrès. L'attente conviviale nous a désertés. Même le partage du travail est devenu une gageure. Et pourtant la FTQ veut s'y engager.[8] Que voilà un défi important! Il faut se souvenir des exigences qui furent posées à d'autres pour les grandes victoires du XIX siècle, à savoir: réduction des heures de travail, interdiction du travail des enfants, amélioration des conditions d'hygiène et de sécurité, etc. La rémunération de la force de travail que les employeurs cherchaient à maintenir au niveau de la stricte survivance, a évidemment été au centre de ces conflits.[9]

En scrutant l'univers actuel de l'emploi on perçoit l'éphémère, la polyvalence, l'atypie, la précarité et l'individualisme. Absence de mémoires et l'isolement dans la vacuité des concepts du néolibéralisme et du P.P.I.I. Bref, l'héritage des valeurs de la classe ouvrière se rétrécit comme une peau de chagrin. Le profil du taylorisme a ressurgi dans le prêt-à-porter. L'isolement est l'héritage de l'emploi, tout individu étant ballotté entre polyvalence et flexibilité. La menace est multiforme. Jusque dans la parole d'un homme d'État de qui on attend plus que du charisme.

On pourrait dire la même chose du discours de stratégie du syndicalisme. Va-t-on vers une négociation avec «liste d'épicerie» et clauses «orphelines», et même vers l'abandon de luttes dont l'histoire est liée à l'ensemble de la classe ouvrière? Va-t-on vers l'effacement de la dette avec les sueurs d'une base déjà étranglée par toutes sortes de contraintes ou plus vers une concertation pour «garantir que les 20% de la population les plus démunis ne fassent les frais de la crise économique actuelle». Va-t-on vers la restructuration du grand chapiteau du travail à travers des alliances avec les milieux communautaires et non vers la vampirisation de l'Économie sociale, tout en instaurant un travail bénévole bardés de grands principes, ou couverts par les programmes bidons? Va-t-on vers une restructuration de la production du milieu fonctionnaire ou sabrer pour mieux rencontrer les objectifs de la pensée unique? Va-t-on vers une révision du leadership pour forcer la production, et conséquemment ouvrir vers un projet de société ou seulement correspondre aux défis de la pensée unique?

L'esclavagisme nous guette. Il ouvre des voies à travers grandes et moyennes entreprises que l'attrait du village global et de la production convoque. Ceux et celles qui répondent à l'attrait peuvent avoir des espérances que le pouvoir d'argent ne pourra nourrir. Car il mesure à l'aune du P.P.I.I. J'en donnerai un exemple à travers un milieu professionnel de chez nous. Milieu très respecté mais qui, en certains lieux, vit l'avalement. Ainsi, de nombreux ingénieurs avouent leur désir de partager emploi et salaire, quitte à diminuer leur revenu. Ce que refusent les gestionnaires. L'asservissement est tel qu'on les culpabilise de s'intéresser à autre chose qu'à l'objet d'un contrat. Ils éperonnent le rythme quotidien. Les contraintes sont multiples. Peur du licenciement comme de l'épée de Damoclès, rythme furibond dans un réflexe de production où la pensée n'a guère de place, sinon pour répondre aux échéanciers du P.P.I.I. Les conglomérats du marché lavent et rincent les individus jusqu'à la fibre. Tous les considérants personnels ou familiaux sont vus comme obsolètes.[10]

J'en donnerai un autre exemple. Celui-là plus près de ma réalité. Un jeune homme à l'aube de la trentaine jouant avec le rythme d'un emploi comme on fait du sport. Emploi composé d'atouts majeurs sur le plan des horizons. Les voyages en font partie. Rythme effarant, essoufflement, courses partagées entre résidence, bureau, aéroports. Oracle vivante dont le crédit sert le P.P.I.I. tout en étant capable d'inscrire la personne dans les avantages de l'emploi aux intérêts multiples. Jusqu'à l'avalement. Après deux ans de ce rythme, voilà qu'il commence à ressentir la nécessité du frein. Inutile de dire «Je ne joue plus» quand on a développé des habitudes de consommations, qu'on a pris le pli des meilleurs hôtels, peu importe le continent. Mais où descendre du train? Même s'il en parle à des supérieurs hiérarchiques, il faut attendre le bon moment. Il faut penser à l'emploi susceptible de correspondre aux habitudes sophistiquées. Par ailleurs, il ne perçoit guère ceux et celles auxquels il s'adresse (et qui sont ses supérieurs hiérarchiques) comme des individus pouvant avoir des attentes similaires. Bref, comme des individus emportés par le rythme et menacé par «l'exit» ou l'avalement. Des individus qui, comme lui, attachés aux valeurs de l'emploi tout en le trouvant inaptes à comprendre certaines valeurs humaines. Tous font tous partie des esclaves hiérarchisés. Même en travaillant à la résidence, la pensée unique interviendra sur le rythme par le «bavard» installé sur l'ordinateur. La hantise du temps est désormais omniprésente. Il continue de se partager à une vitesse anormale. Dragées pour la digestion, obligation de se tenir debout dans les avions pour contrer les malaises provoquées par la compressurisation d'une navigation en haute altitude. L'onde du stress est devenue une menace pour la santé. L'onde de choc n'est pas encore arrivée. Aura-t-elle raison de la santé physique ou de l'esclave?

Je pourrais ajouter un dernier exemple. Il me concerne personnellement à l'intérieur du milieu fonctionnaire. Là où, par effet de fusion de ministères, j'aurai été mise en situation dans un milieu inconnu. Au début, le volume de travail me faisait croire à des pics et je n'avais pas de réticences. Il m'a fallu une certaine conscience pour comprendre que la cadence était une norme de production. Freiner avec ces débordements généra une forme d'hostilité. Malgré ce qui semblait ouverture à travers la «démarche qualité». Bref, le quotidien s'imposait dans un discours ambivalent et la «démarche qualité» n'était qu'un discours à sens unique. Il fallait avoir du flair pour éviter les trappes piégeantes. Non sans menace. L'évaluation venait ensuite donner la «note de passage».

Tout comme Ramonet, le rédacteur en chef de la revue Plan voit les déplacements ou refoulements des populations qui ont cours comme ceux d'une guerre planifiée. Nous sommes en guerre ajoute ce dernier et, dans la présente réalité, les masses déplacées par la guerre sont des travailleurs et travailleuses. Pendant ce temps, toute l'attention du public est tournée vers le bouc-émissaire (le robot) alors que le pouvoir concentrationnaire découpe ses marchés. Pouvoir que Ramonet traduit en disant: Toujours «moins d'État», un arbitrage constant en faveur des revenus du capital au détriment de ceux du travail. Et une indifférence à l'écart du coût écologique.[11]

Tout de même, il faut croire aux transformations orientées, tant par la force évolutive que nous impose le virage que par l'action concertée des citoyens et citoyennes du village global. Dans le Courrier international on reconnaît que le modèle de l'emploi est en train de se transformer. Aujourd'hui, les gens veulent un travail intéressant et varié, susceptible d'augmenter leur potentiel et d'élargir leurs horizons. (...) Ils sont de plus en plus nombreux à trouver que leur emploi est soumis de façon croissante à des critères de rentabilité qui le rendent insupportablement stressant".[12] Le virage est anticipé comme une lutte d'où émergera une nouvelle culture du travail, quand pour d'autres il s'agit de la fin du syndicalisme. Ceux-là sont davantage du côté de «l'apartheid économique» ou ils ont déjà renoncé au pouvoir lié aux acquis de la classe ouvrière.

Si le siècle est en crise, polarisé entre emploi et travail, on ne peut oublier que le syndicalisme vit un renouvellement par mutations des idéologies du capital. On a vu que, du discours d'affrontement, il est passé au discours de la concertation.[13] Par contre, l'écart entre idéologie et pratique reste un problème difficile à résoudre. Car la base doit s'adapter et passer des consignes d'affrontements du passé au discours éthique de la responsabilité. Ce qui nous garde d'une idéologie marxisante. Il faut aussi voir la vulnérabilité du syndicalisme dans la diminution du taux de syndicalisation.[14] Malgré tout cela, cette crise mondiale pourrait être un moment charnière pour le syndicalisme. Autant pour tester les valeurs d'une base capable de se reconnaître dans les valeurs du travail que dans son droit à l'éthique de la responsabilité, à l'engagement par certaines valeurs individuelles et collectives.

Entre temps, nous sommes devant l'évidence d'une société duale dans les «in» (inclus) et les «out» (exclus) du système ne peut se faire oublier.[15] Nous ne pourrons passer à côté des luttes pour le travail. De l'aveu de Louis O'Neil, un débat devient inséparable du questionnement global quant au mode de fonctionnement du capitalisme.[16] Enjeux et valeurs devront faire partie de ce débat.

Au cours de 1996, certains écrits nous ont rappelés les cent ans du syndicalisme en France.[17] On y relatait l'historique d'un parcours composant avec ce qui fait ses lettres de noblesse, à savoir: la citoyenneté sociale, l'humanisation du travail, civilisation des capitalismes, introduction de la notion de solidarité entre nations industrielles, etc. Les traits du féodalisme nous deviennent d'autant imagés en prenant conscience des dénonciations du Parti Radical qui, en 1922, voulut recommander l'abolition du salariat, parce que vu comme une extension de l'esclavage.[18] De fait, le Parti Radical voyait dans l'ouvrier rentrant à l'usine, non la fin d'un asservissement mais le prolongement du rapport maître-esclave. Car, par le poinçon, par la sirène de l'usine il y avait continuum d'asservissement de dire les dénonciateurs. Vision authentique s'il en fut mais qu'il eut fallu identifier au pont nécessaire vers la liberté. Justement, il y avait eu pont. Admettons que rentrer à l'usine et pointer soient formes du continuum. Et pourtant la victoire s'avérait authentique sitôt acceptée la responsabilité économique des besoins fondamentaux comme postulat initiatique d'une liberté. Ce qui restait esclavage s'avérait traversée d'un autre pont. Le premier rapport de force avait permis la rupture. Même si l'ouvrier ne recevait que le minimum pour la subsistance. Restait une forme d'aliénation mais il y avait eu reconnaissance d'un droit à l'autonomie de la personne.

N'en doutons pas, le prochain pont provoquera des chocs. Évidemment les prédictions veulent toujours la fin du salariat. Ce qui ne veut pas pour autant signifier la mort du travail, ni la fin des attributs qui sont de l'évolution du droit du travail. Tout en ayant partie liée avec la subsistance et le développement physique et intellectuel, les attributs changeront. Que serons nous devenus après la mort de l'emploi? Après la mort du salariat beaucoup plus tard? Nous serons vraisemblablement toujours des travailleurs et travailleuses adaptés aux nouveaux chapiteaux du travail et ses outils. Possiblement aurons-nous abandonné avec le dépôt hebdomadaire d'une allocation pour services rendus. Qu'il s'agisse de ce qui s'appelle emploi ou travail. Pourtant un autre pont aura été franchi sans nier l'héritage. Il sera de l'ordre du repartage des richesses. Il aura englobé la révision des inégalités.

La transition ne peut qu'être touchée par la spiritualité et ses valeurs. Un peu comme l'Homme des Cavernes atteint par ces valeurs en dehors de toute idéologie. Il était arrivé devant l'inéluctable alliance. Par nécessité de survie. André Malraux a dit du prochain millénaire qu'il serait spirituel ou ne sera pas. Phrase porteuse de sens pour les uns et cliché pour d'autres. La gageure est de s'approprier le pont dans l'éthique d'une civilisation. Ce qui nous oblige à vivre comme des citoyens responsables. Sinon à quoi servira la conquête de l'Espace et le besoin de chercher la Vie par-delà les étoiles si l'humanité ne peut se socialiser dans l'espace-temps de la planète Terre? Si l'humanité ne peut régler le coude-à-coude avec le robot en franchissant un pont pour démocratiser le travail?

L'éthique du citoyen dont traite Lamoureux est représentative d'une évolution impliquant la responsabilité éthique. Cette responsabilité nous oblige à repenser autant le mode de fonctionnement que la structure syndicale. Il en va du visage de la démocratie. La responsabilité du syndicalisme est d'autant ciblée et importante.[19] Et l'auteur en parle ainsi:
«L'éthique du mouvement syndical est fondée sur l'actualisation de valeurs comme la solidarité, la justice sociale, l'équité, l'égalité. Cette base axiologique rejoint celle des mouvements communautaires et coopératifs». Par contre, d'ajouter Lamoureux:
«Le milieu syndical connaît cependant d'importantes transformations qui l'amènent à redéfinir son action. Ainsi, certains syndicats négocient les conditions de travail adaptées à divers groupes de travailleurs occupant des emplois semblables à l'intérieur d'une même entreprise. L'acceptation de conventions collectives comportant des clauses dites *orphelines* constitue un très dangereux précédent, car ces conventions établissent des qualités de travailleurs légitimées notamment par des droits acquis non transférables d'une génération à l'autre».

L'hiver 1997 nous mènera au cœur du débat avec la reclassification. Comme tant d'autres au Québec, je souhaite la transformation et l'amélioration tant de la qualité de la production que du leadership. La culture de la fonction publique sera ciblée dans cette démarche. L'étape de la reclassification y joue un rôle primordial. Les postes se sont transformés par la technologie. Ce que vient faire la reclassification est déjà réalité virtuelle en dehors d'un concept. Certes, des postes sont appelées à disparaître compte tenu du grappillage en l'absence de toute protection. Cette reclassification s'avère un grand défi pour le syndicalisme et les propos tenus par une permanente syndicale le démontrent amplement.[20] Ces propos sur la reclassification m'ont incitée à l'approche directe. Par contre, le militantisme «branché» (militantisme plus proche des consignes) aura écarté ma proposition d'un revers de la main. Cette proposition touchait la mise sur pied d'un comité ponctuel pour l'étude de la reclassification des postes de secrétaires, y incluant ceux dits du secrétariat I et II et qui, depuis toujours, favorisent les inéquités par ambiguïté de langage. Motif: je n'avais pas emprunté le parcours traditionnel du militant ou l'avenue des «cuisines» avant de toucher les sujets «pointus» (sic).

Qui pourrait s'aventurer à prédire l'avenir du secrétariat, cette «sous-culture» ou melting-pot ayant toujours reconnu son identité à partir du statut du supérieur. Comme bien d'autres «sous-cultures» le secrétariat n'aura su non seulement protéger ses frontières ni même usé de stratégie pour orienter les transformations du futur. Le terme «sous-culture» emprunté à Mona-Josée Gagnon démontre combien certains métiers ou corps d'emploi s'enlisent dans la soumission. Car le glissement de terrain favorisé par la technologie aura spolié le secrétariat de ses meilleurs attributs. Déjà il en reste qu'une fonction «tâcheron» pour la plupart (photocopies-téléphones-messageries-télécopies). Et le patron d'assumer une partie du secrétariat tout en étant payé trois fois le salaire d'une secrétaire.

Et pourtant, tout changera à partir, et seulement à partir d'une reconfiguration tant du leadership que des ponts ouverts par la reclassification. Il faut souhaiter que ces ponts et défis ouvrent largement l'horizon. Car, trop souvent, le fonctionnaire «fonctionne» par absence de liens avec un leadership capable de créer l'émulation autour de défis. L'horizon plafonne au bureau des directeurs et directrices, souvent plus bas alors que l'émulation vient de l'ouverture ou de liens avec les projets. Tout cela engage au quotidien. Des liens qui sont à la fois personnels et collectifs. Il s'agit d’une réalité incomprise, ou résolument tenue à l'écart du débat parce que susceptible de ramener à l'éthique de la nouvelle culture du travail. L'heure est grave!

Que nous reste-t-il d'avenir sinon l'espérance d'une cohésion vers la nouvelle culture du travail? Il y a possibilité de travail pour tous. Même pour les personnes qui arrivées à la retraite voudront avancer dans la production. Tant d'avenues sont possibles. Il s'agit de tout reconfigurer les artères du travail et celles de l'économie. Il s'agit d'ouvrir au repartage d'un salariat susceptible d'un progrès dans l'espace-temps de la démocratie. Il s'agit de dépasser les plans de paiement de la dette. Il s'agit d'éthique d'une société en instance de transition vers plus d'humanisme ou vers la société totalitaire de l'ère du robot. Le futur n'a rien de réjouissant car il nous confrontera à des «allumeurs de réverbères».[21]

Et l'éthique, qu'on le comprenne bien, n'est pas un mot sans conséquences. Il invite à l'action à travers des valeurs. «(...) l'éthique, c'est le contraire de la soumission et de la révolte, c'est le courage de la confrontation en vue de la transformation».[22]


[1]CARBONNEAU, Claudette, «L'emploi, source première de solidarité sociale», Le Devoir, 16 octobre 1996.
[2] COTTEN, Christian, Chômage et Récession: Et si c'était un cadeau du ciel - Manifeste européen pour une politique de vie, 1994, p. 37.
[3] Idem
[4] RAMONET, Ignacio, Nouveaux pouvoirs, nouveaux maîtres du Monde, p. 10.
[5] O’NEIL, Louis, «Sans les travailleurs que vaut le pays?», L'Action nationale, Mai 1996, p. 173.
[6] RAMONET, Ignacio, Nouveaux pouvoirs, Nouveaux maîtres du Monde.
[7] MOUSSANET, Marco, «L'État pour le meilleur et surtout pour le pire», Courrier international, no 518, décembre 1996.
[8] Le Devoir, 13 janvier 1997.
[9] DORÉ, Michel, LAMARCHE, François, «Travail, Droits et Démocratie», L'Action nationale, p. 190, mai 1996.
[10] «Dossier: A bout de souffle», Revue Plan, p. 10, novembre 1996.
[11] RAMONET, Ignacio, op.cit, p. 27.
[12] ZELDEN, Théodore, «Citoyen en quête de respect», Courrier international, no 518, décembre 96.
[13] LAMOUREUX, Henri, Le citoyen responsable - Éthique de l'engagement social, pp. 137-138.
[14] GAGNON, Mona-Josée, Un travail en mutation, p. 139.
[15] «Comment nous travaillerons demain», L'Express, mars 1996.
[16] O’NEIL, Louis, L'Action nationale, page 174.
[17] «Noblesse et misères du syndicalisme», Le Monde diplomatique, janvier 1996.
[18] «Comment nous travaillerons demain», L'Express, mars 1996.
[19] LAMOUREUX, Henri, Le citoyen responsable, pp. 136-137.
[20] BILODEAU, Hélène, «Révision globale de la classification: Où en sommes-nous?», Journal SFPQ, no 3, octobre 1996, p. 24.
[21] Personnage du conte d’Antoine de Saint-Exupéry, Le petit prince.
[22] BÉDARD, Jean, «L'inversion éthique», Revue l'Agora, octobre 1995.



Publié dans la revue L’Agora, vol. 3, no 7, mai 1996.

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