mardi 14 septembre 2004

Prostitution et «entrepreneurship»

Selon l'adage des temps, la mondialisation inviterait à l'intégration de tous les marchés générateurs de capitaux. Certains pays ont devancé la mondialisation pour l'intégration de l'industrie du sexe dans le PNB, quand d'autres se sont dotés de barrières susceptibles de décourager les marchés à travers l'offre et la demande, et de même filtrer l'immigration.

Ici au Québec, et à l'heure virtuelle de la mondialisation, les travailleuses du sexe ne revendiquent rien quant au PNB, tout en œuvrant en collectif dans le but de faire connaître leurs attentes. D'ailleurs, entre 2001 et 2002, la Fédération des Femmes du Québec (F.F.Q.) s'est penchée sur les droits (sécurité et santé) lors d'une assemblée générale spéciale. Cette rencontre prenait le relais d'un sondage en régions.

Les valeurs touchant la prostitution font intervenir le travail, les violences, les rapports structurels à travers la législation du travail. Le discours des travailleuses du sexe était, et demeure, discours branché sur le local à travers la volonté politique d'une reconnaissance du travail du sexe. Dans l'orbe de cette reconnaissance viennent en compte les droits (sécurité/santé). C'est à ce carrefour qu'interfère le rapport au structurel (Normes du Travail/ CSST) et aux valeurs d'une société à travers le travail.

La dynamique de l'Assemblée Générale aura confronté travailleuses du sexe et intervenantes de milieux communautaires regroupées sous le chapiteau de la F.F.Q. Par absence de vulgarisation, le parterre féministe est resté muet... ou presque! Tout comme moi, de nombreuses femmes ont dû s'interroger sur l'appartenance d'un tel débat à la F.F.Q., eu égard à la gravité des enjeux.

Les marchés du sexe et le P.N.B.

Lorsqu'on aborde le P.N.B. avec des organismes comme Stella, organisme-pilote des revendications des travailleuses du sexe, on constate la vision individualiste des travailleuses, à savoir une vision déconnectée de toute déclaration du revenu, voire de toute relation avec l'industrie du sexe et ses revenus, à plus forte raison le P.N.B.

L'Organisme Stella a brisé un pan de l'individualisme parce que favorisant les revendications de chacune autour de droits collectifs (sécurité et santé), et ce, tout en rassemblant ces femmes autour d'une volonté politique de reconnaissance du travail sous l'appellation «travail du sexe». Mis à part ce qui vient d'être énoncé, tout le reste renvoie au travail au noir.

L'Europe et les marchés de la prostitution?

La prostitution semble l'objet d'interrogations tant en Europe que chez-nous et à partir de deux courants principaux. D'abord, ce courant néo-abolitionniste dont la Suède est le modèle avant-gardiste depuis la loi de 1999. Ce même modèle est défendu par des intellectuels français, dont Gisèle Halimi. L'autre courant, dit courant du libre-choix, est défendu par Elizabeth Badinter.
La mondialisation des marchés nous oblige à réfléchir sur nos valeurs à travers le travail et la mondialisation des marchés. C'est pourquoi, à la suite des débats à la F.F.Q. de 2002, j'ai revisité les écrits de Gisèle Halimi et Elizabeth Badinter afin de prendre contact avec l'idéologie de l'un et l'autre courant.

On sait que le «Manifeste néo-abolitionniste» a obtenu la signature de nombreuses personnalités françaises de différents milieux. Gisèle Halimi en était.[1] Plusieurs de mes références font lien avec des publications issues de journaux tels Le Monde diplomatique et Le Devoir.

Voici d'abord ce court extrait de la position abolitionniste de Gisèle Halimi:[2]
«La prostitution est le paroxysme du non-pouvoir d'une femme sur elle-même. Sur son corps, son affectivité, sa vie. La femme marchandise, chosifiée, est vendue au plus offrant, au plus truand. Souteneur ou bande organisée. (...) Faire de son sexe l'objet de l'échange argent-plaisir n'est jamais, quoi qu'on dise, librement consenti. Un rapport de forces socio-économiques qui anéantit toute liberté est omniprésent. (...)  Offre et demande...Ce que je propose? D'aller jusqu'au bout de la rationalité de cette lutte. La prostitution est l'offre, les clients sont la demande, la prostitution disparaît si la demande est mise hors la loi.[3]

Bref, on perçoit que Gisèle Halimi «cible» la demande comme lieu d'éradication de la prostitution. Donc, à l'instar de la Suède, elle est en faveur d'une loi renvoyant la demande à l'illégalité. Ce qui fait dire à Badinter que cette loi qu'on nomme «néo-abolitionniste» est plutôt loi «prohibitionniste».»

On le voit, la position de Gisèle Halimi touche les marchés de la prostitution en voyant ultimement nécessaire de contrer la demande par une loi similaire à celle de la Suède, à savoir une loi faisant de la demande un délit criminel.

En lisant Elizabeth Badinter, on perçoit la vision logique et philosophique de la liberté de la personne. L'écrivaine et philosophe s'attarde sur les écarts du parti abolitionniste qui, selon elle, se devrait d'être étiqueté «parti prohibitionniste». Elle refuse carrément ce discours présentant la prostitution «tel un esclavage» tout en faisant des liens avec l'abolition de l'esclavage des Noirs il y a cent cinquante ans. On peut dire qu'elle y marque des points en venant signaler que «l'esclavage signifiait la vente d'un être humain de la naissance à la mort ainsi que de sa descendance. Ce qui n'est pas le cas de la prostitution.»[4] La nuance est d'importance!

Par contre, ce qu'elle oublie d'introduire (sciemment ou non) est lié aux marchés de la prostitution faisant intervenir des zones d'ombres conduisant à la menace d'esclavage, puisque l'intégration initiatique ne laisse en rien présager la confiscation des passeports, le travail du sexe dans un climat de violences et de drogues.
Voyons l'opinion du sociologue Richard Poulin de l'Université d'Ottawa: «les marchés du commerce sexuel des femmes et des enfants sont semblables dans leur essence à tout autre marché illicite comme celui des drogues, du matériel nucléaire, des armes, de la faune et de la flore, ou de l'art et des antiquités».[5] Et il poursuit en démontrant l'impact de la marchandisation à travers les transformations culturelles qui font intervenir jusqu'au corps humain: «Cela s'avère encore plus vrai dans la métamorphose de l'humain en marchandise. L'appropriation privée des corps, leurs transmutation en marchandises et leur consommation, nécessite, en aval comme en amont, l'emploi de la force. La contrainte est constitutive de la marchandisation des êtres humains et de leur corps. Ce n'est donc pas sans raison que la marchandisation du vivant est exploitée par les mafias».[6]

Badinter aborde ensuite l'aspect des «passes des prostituées» que l'on veut assimiler à une «mutilation irréversible du corps». Selon Badinter, seules les prostituées sorties du métier peuvent répondre: «A supposer qu'elles répondent par l'affirmative – ce qui ne va pas de soi – un droit chèrement acquis depuis à peine trente ans appelle le respect de tous: la libre disposition de son corps. C'est au nom de ce principe-là que les femmes ont acquis le droit d'avorter. La banalisation de l'avortement ne doit pas faire oublier qu'il s'agit toujours d'une véritable mutilation. Mais en dernier ressort, c'est la femme qui doit être maître de cette décision et non l'État.»[7]

Badinter dénonce cet autre postulat du discours abolitionniste voulant qu'il n'y ait jamais libre consentement de la prostituée. Les protestations autour de l'absence de consentement viennent de milieux néo-abolitionnistes européens.

Au Québec, les femmes du milieu de la prostitution ont proclamé le libre-choix lors de la rencontre de septembre 2002. Cette même affirmation eut cours dans le documentaire «Sexe de rue».

Quelle voie? Quelle loi? Quelle éducation?

Mon désir de scrutation d'un sujet complexe à travers valeurs éthiques et morales m'aura amenée à rejoindre une éthicienne du courant néo-abolitionniste, laquelle faisait partie des intervenantes de la rencontre de septembre 2002. Madame Camirand est rattachée à la Chaire éthique de l'Université de Sherbrooke.

Par cette rencontre, je me donnais les moyens d'approfondir la vision éthique et droits. L'approche aura permis d'établir un canevas de questions-réponses susceptible de favoriser la vulgarisation des enjeux. Nous avons établi nos paramètres autour des thèmes suivants:
  • l'éthique et la prostitution;
  • l'éthique, la sexualité, la liberté;
  • la prostitution et les réformes face à l'individu et sa communauté;
  • la prostitution et le non-dit.
Pour qui aura eu accès à l'interview, le constat se sera fait autour du malaise que représente le Red Light ou territoire réservé. Car l'ambiguïté de ce territoire invite au malaise. C'est ce qui m'aura amené à poursuivre ma réflexion autour des faits et liens de la prostitution, et ce, dans l'optique de représentation d'une culture. Et dans la foulée de cette représentation du territoire dit «culturel» de la prostitution, je serai amenée jusqu'au territoire réservé des geishas.

La culture geisha et le territoire réservé

Il faut tout d'abord admettre que le territoire réservé fut levé peu de temps après la guerre 1939-1945. Par certains récits, je me suis penchée sur la vitalité d'un tel territoire. Par d'authentiques geishas, j'ai pu connaître les enjeux, l'art de vivre, le quotidien intégrateur d'art mais aussi de soins, les allées et venues et le contrôle par un visa, le pouvoir marchand et la clientèle, l'éducation et la responsabilité de la dette envers la mère-geisha, la liberté venant de l'argent et ce qui oriente vers le choix d'un protecteur. Certains hommes d'État ont été les protecteurs de geishas. Ce dont témoigne celle qui fit carrière d'actrice en France.[8]

On ne fait jamais mention de violences entre geishas et clientèle tout en pouvant reconnaître la violence implicite liée à l'éducation. Ainsi, à l'adolescence, le dépucelage sera considéré de la symbolique d'un rite imprévisible jusque dans le calendrier. Par son éducation, la geisha dépassait la souffrance à travers l'art des ablutions et des pliages.
Si le rapport amoureux n'était pas la préoccupation initiale ce territoire, il semblait exister une atmosphère susceptible de développer des attentes et liens. Rien de durable toutefois, car la coupure définitive avec le territoire s'avérait rarissime. [9] La geisha au statut d'actrice parle en ces termes de son rapport à la clientèle.

“We would all say how much we liked a guy, it was that sort of atmosphere. But it was never really love. You might have had a secret fancy for someone, but you always had to remember that it was all game. There was no time for love."[10]


Que penser de l'évolution vers un territoire réservé?

Considérant le territoire réservé des geishas, on peut y voir certains avantages et désavantages. Si on parle d'avantages, je les vois d'abord dans l'art de vivre collectif accompagné de rites où l'art prend une large place.

Sans pour autant faire oublier les désavantages reliés au contrôle des allées et sorties, à la disponibilité de chacune, et ce, malgré la quiétude de certaines nuits où elles ne pouvaient que se soumettre à la disponibilité du métier.
Que serait le territoire réservé au sein d'une métropole comme Montréal? Il faut même se demander si le retour au territoire réservé à Montréal ne viendrait pas en faire surgir d'autres, tels des champignons mafieux.

Quels en seraient les avantages? Le premier est relié à la centralisation de l'offre et de la demande. Par contre, les désavantages sont multiformes. Car si l'offre et la demande sont centralisées, le territoire réservé permet un certain contrôle par les Mafias du sexe. Ce qui me fait voir le territoire réservé comme le symbole de l'État dans l'État. Et depuis la crise de Kanesatake.... ce pouvoir clandestin de Mafias sabotant le pouvoir démocratique m'apparaît d'autant plus menaçant parce que lié à la mondialisation des marchés et à l'atomisation de la faune des «sans-papier» de la prostitution.

Donc, à l'encontre des prostituées voyant le Red light comme un territoire pacifique, j'y vois plutôt le bourbier d'une culture bordélique! Il est intéressant de noter que lors d'une conférence donnée par Madame Claire Thiboutot de l'Organisme Stella, et ce, dans le cadre du 8 mars, cette dernière a répondu aux questions de l'assistance. J'ai voulu connaître sa vision du Red Light et Madame Thiboutot avoua sa réticence concernant le territoire réservé, puisque cette notion de «territoire réservé» viendrait à l'encontre du désir de la «travailleuse du sexe» désireuse d'une pratique sans contrainte.

Le néo-abolitionniste deviendra-t-il universel?

Malgré le fait que je sois contre le radicalisme de la loi suédoise, je n'en demeure pas moins consciente de l'importance de la lutte pour les valeurs éthiques, mais dans un esprit de lois réalistes faisant place à l'éducation à travers Éros et valeurs du travail.

Je pense qu'il nous faut pactiser avec certains modèles de la prostitution, parce que voies parallèles au plus vieux métier du monde. Sans pour autant oublier l'éthique du travail et le fait que le travail du sexe n'est pas un travail comme les autres.

Sinon, autant admettre que toute personne pourra arrondir ses fins de mois en allant du côté l'«entrepreneurship du sexe».


[1] «Le corps n'est pas une marchandise», Le Nouvel Observateur, no 1854, mai 2000.
[2] «Débat autour de la légalisation de la prostitution», Le Monde, 31 juillet 2002 et Le Devoir, 1er août 2002.
[3] Le Monde, 31 juillet 2002 et Le Devoir, 1er août 2002.
[4] Le Monde, 31 juillet 2003 et Le Devoir, 1er août 2003.
[5] Poulin, Richard, «La prostitution est soumise à la loi de l'économie néolibérale».
[6] Idem + (Passet et Liberman, 2002: 38).
[7] Idem
[8] Downer, Lesley, The Geisha Who Seducted the West, Edition 2003, page 7.
[9] Inque, Yuki, Mémoires d'une geisha, Editions Philippe Picquier, 1980.
[10] Downer, Lesley, The Geisha Who Seducted the West, Edition 2003, page 7.
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Publié dans Visions Voisins, vol. 10, no 5, 1 juin 2003.

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