mardi 4 août 1998

Lettre à Ignacio Ramonet - Le monde diplomatique

Montréal, le  4 août  1998
Lettre demeurée sans réponse ni publication

Ignacio Ramonet
Président et directeur de la publication
LE MONDE DIPLOMATIQUE
21 bis, rue Claude-Bernard
75242 Paris
France

LETTRE OUVERTE

Monsieur,
Je suis toujours intéressée par vos éditoriaux publiés dans Le monde diplomatique et fort consciente de l’engagement que sous-tend cette parole au sein d’un mondialisme exacerbé.


Compte tenu de l’importance que suscitent vos prises de positions, il m’apparaît nécessaire de m’arrêter sur des propos que vous auriez tenus lors d’une interview officielle avec un journaliste montréalais.  Propos qui, sous la plume de Marc Thibodeau  du journal La Presse, pouvaient, il m’a semblé,  radicaliser  votre vision du nationalisme. [i]

 Intéressée par ce thème,  et doublement interpellée parce que vous étiez en avant-plan, j’ai lu l’article de Thibodeau,  tout en demeurant  sceptique.  Il me restait à retourner au cru Ramonet. Ce que j’ai fait en lisant : « Nouvel ordre, rébellions, nationalismes - Un monde à reconstruire ». [ii]  Cette réflexion s’engage au-delà du nationalisme, mais on y retrouve les différents archétypes, et fort heureusement, l’idée de  «  fissions »  et « fusions »  dont traite Marc Thibodeau. 

Je reviens à l’article de  ce dernier publié par  La Presse,  lequel met en exergue cette phrase :  « le vertige de la fission ne connaît pas de limite ».  Parmi d’autres,  elle est sans nuance et sous-tend la condamnation de tous les  nationalismes avec la caution d’un intellectuel respecté.   Bref dans le rayonnement d’une référence de poids, les mots laissent songeur.   En première instance, par l’ambiguïté ; en deuxième instance par l’absence de références concrètes quant au langage.

Prenons le premier paragraphe  du thème « Les valeurs », là où vous semblez avoir affirmé que « le vertige de la fission ne connaît pas de limite »  quand  le nationalisme y est vu comme un « spectre » alimentant les « fissions ».   Prenons maintenant le paragraphe suivant, là où les mots font des adeptes de la « fission » des supposés « dissidents », quand leurs objectifs sont évaluées sous la loupe des « récriminations ».    Évidemment, sous couvert d’objectivité, voire de neutralité,  les mots discréditent tous les modèles de nationalisme.

Je me devais de rejoindre le journaliste concerné et l’ai fait.  J’avoue avoir fait lecture de l’article avec quelques mois de retard.  Les réponses se firent  plutôt évasives.    De toute évidence, il avait bénéficié d’une interview, mais n’avait aucune référence contextuelle.  Ce qui m’obligeait à remonter jusqu’à vous.

« Nouvel ordre, rébellions, nationalismes »  débouche sur les alliances de la communauté européenne, alliances qui, pour nous,  deviennent aussi le profil de la citoyenneté de l’avenir a travers « fusions » de communautés.  Néanmoins, vous reconnaîtrez que  cette citoyenneté  européenne a du mal a prendre racine, d’autant plus de mal que la communauté européenne se cherche un projet social  pouvant interpeller les citoyens et  acteurs sociaux. [iii] Toutefois, le profil est prometteur.   La lenteur tient pour  beaucoup aux droits que l’État veut préserver. Nous en suivons l’évolution  dans l’espoir d’un modèle animant les particularismes  étatiques au sein d’une grande fédération de l’avenir.

 Certes,  la crise contemporaine de l’État fait peur.    Tant pour l’État que pour la démocratie.  Ce que relate fort bien l’article de Marc Thibodeau.   Nous venons de vivre l’effondrement de l’URSS et de la Yougoslavie.  Pour certains historiens, l’éclatement de l’empire austro-hongrois inaugurait  avec le nouvel ordre du monde. [iv]   Évidemment,  la méfiance envers le nationalisme reste explicable,  tout comme la violence qui pourrait l’accompagner.  D’abord, il y a la bête humaine et l’instinct primaire partagés entre défensives et/ou offensives face aux enjeux qui, souvent, ont des siècles de résistances.    Ensuite, cette menace de  la bête quand l’instinct est alimenté par le discours politique  pervers, sinon par la persuasion clandestine.  Dès lors, le tribalisme provoque  des « fissions » et  « fusions », mais à quel prix ?

Vous le savez, le Canada vit cette ambiguïté d’un débat politique que d’aucuns ont intérêt à exacerber.  Certains politiciens irresponsables enveniment le climat social, discréditent le nationalisme québécois tel une tare, favorisant les divisions, manipulant le sentiment de culpabilité des québécois de souche par rapport aux droits et différences.  En dehors de toute culpabilité, et dans le respect de cultures venues transformer le paysage politique, ce Québec moderne doit avancer sans renier ses mémoires.   En dehors de toute culpabilité !   Selon certains historiens, avec la Révolution tranquille le Québec est passé « du nationalisme canadien français au nationalisme québécois, ensuite du nationalisme culturel au nationalisme politique ».  [v]   Même si cet État de fait est encore inachevé, le Québec moderne ne peut faire marche arrière.  Bref, il se doit d’avancer vers la « fission »  dans l’optique des grands ensembles que veut le mondialisme.   Ce que Renan considérait comme nécessaire pour l’Europe le sera pour nous. [vi]    Néanmoins, il s’agit d’une lutte, car le Canada anglophone voudrait bien mettre le Québec en demeure de choisir entre un destin imposé et la souveraineté . [vii]

Le fédéralisme renouvelé pourra-t-il s’accommoder jamais de l’autonomie des provinces à travers des compétences à géométrie variable ?  Tout est dans le rapport des provinces avec le fédéralisme.  Certes, le Québec aura eu conscience de son destin  tout en étant une conscience dérangeante pour le fédéralisme canadien.  Et pourtant,  si le Québec fut en avance sur les temps, il aura toujours manqué de courage pour la rupture.   Ce qui vous a fait dire :  « Le Québec veut négocier avant de rompre plutôt que de rompre pour pouvoir négocier plus authentiquement ».  [viii]

Le Canada voudrait que la Cour suprême vienne statuer sur l’éventualité d’une sécession.   Quel que soit le jugement de la Cour suprême, le problème reste incontournable.  Pourquoi ?  Parce que le jugement ne pourra en finir avec l’âme de la nation québécoise.    Cette nation a une âme qui ne peut mourir avec le jugement.  On pourrait faire une comparaison avec deux faits connus :   Première comparaison :  l’abandon de ce peuple par la France et qui, malgré la Conquête, sera demeuré une nation.   Ma deuxième comparaison vient d’un élément du discours de Renan sur le nationalisme où il est démontré  que l’âme de la nation française avait prouvé pouvoir continuer d’exister en dépit de la mort du roi.   Et vous le dîtes de façon plus proche des temps avec cette phrase : « Entre 89-96 les événements qui sont survenus ont démontré qu’on n’efface pas les peuples.  Violence et déportation massive n’ont pas entamé la volonté d’indépendance des Tchéchènes...et des Juifs, qui  19 siècles plus tard,  sont revenus sur les lieux  d’où ils avaient été chassés par la force.  [ix]

A partir de ce constat, et malgré le fait avancé par Renan voulant que la nation  ne soit pas éternelle,  il faudrait être borné au troisième degré pour croire  en finir avec l’âme québécoise à partir d’un jugement de Cour suprême !    Et plus encore, de vouloir se reconnaître de l’enceinte des peuples démocratiques.

Et maintenant, au Québec de se reconnaître dans l’ évolution politique du peuple, tout en ayant partie liée avec un Québec métissé mais lié aux mémoires d’un passé culturel qui ne pourra être occulté.    L’Éducation, la maîtrise des droits linguistiques et l’immigration sont touchés.  Sans pour autant oublier de tenir compte des faiblesses quant à la politisation de la masse, sans pour autant oublier le respect de nos particularismes à travers un contrat social capable de favoriser le coude-à-coude et un mieux-vivre commun.   Et ceci vient tant des politiciens que des intellectuels face au peuple, face aux communautés vulnérables, sinon en otages.

 La démocratie voudrait  la participation quand les enjeux et droits politiques ne sont pas exposés dans la transparence.  Ce qui contribue à cloisonner les groupes et jusqu’à provoquer des inimitiés  au sein d’une même communauté. [x]  Et pourtant, il faut persister dans le dialogue ouvert, car la démocratie repose sur le forum.

 Malgré le scepticisme autour de ce peuple francophone placé en bordure de l’anglicité, [xi] je suis de ceux qui croit que l’originalité de la culture pourrait le favoriser.  Dans les faits,  tout se jouera au niveau de l’identité  et d’une originalité assumées.

Acceptez, Monsieur Ramonet,  toute mon admiration pour le travail qui se fait par le journal Le Monde diplomatique.   Publication qui, avec l’ouverture sur le Village global, continue de diffuser dans la responsabilité,  malgré le rythme !  Le défi sera de faire  avancer la démocratie...tout en domptant le mondialisme !   Le monde diplomatique est comme une « figure de proue » quant à la responsabilité des intellectuels à travers le chaos.

Et maintenant...à vous de revenir sur le nationalisme, sinon en me renvoyant à des textes dont j’ignore encore la teneur.  Ce qui me permettra de situer  votre vision  en dehors de tout artifice.

Jeanne Gagnon
Écrivaine



[i]  L’État dans tous ses états, La Presse, B-4, 28 février 1998
[ii]  Nouvel Ordre, rébellions, nationalismes - Un monde à reconstruire, Le monde diplomatique, mai 1992
[iii]  Redonner sens à l’Union, Philippe Herzog, Europ, p. 8, mai 1998
[iv]  L’État, Philippe Braud, p. 229, Seuil - Science politique - 1997
[v]  Transformation du nationalisme au Québec :  Le grand tournant des années soixante,
    Yvon Savoie, Revue l’Action nationale, avril 1998, page 65
[vi]   La guerre entre la France et l’Allemagne (Ernest Renan, Oeuvres complètes, Tome 1, p. 434, Calmann-Lévy)
[vii] Le filet se resserre autour du Québec, Jacques-Yvan Morin, Professeur de droit public à l’Université de Montréal, Le Devoir, 30 juillet 1998

[viii]   Pour les Québécois, un pays à portée de main, Le Monde diplomatique, janvier 1997
[ix]   Géopolitique du chaos, Ignacio Ramonet, page 113
[x]  Envers et contre tous (Salomon Cohen, Le Devoir, 27 juillet 1998)
[xi]   Le Canada, laboratoire institutionnel à hauts risques, Edgard Pisani, Janvier 1998

Aucun commentaire:

Publier un commentaire