mardi 4 juin 2002

Syndicalisme et capital : Deux visions des droits

Par : Jeanne Gagnon

Publié dans le Journal Visions-Voisins / Vol. 9 – No 5  (Juin 2002)

En quelques siècles, le monde a traversé deux révolutions du travail. Tout d’abord, la révolution industrielle, soit celle que Toynbee situait entre 1760 et 1830 ou dans la foulée de l’implantation massive de l’usine. [i] Cette révolution s’était développée spontanément pour se voir propulsée et orientée par le capital.

La seconde révolution émerge du dernier quart de siècle, et malgré ce qui semble libre évolution, il existe des contraintes qui viennent de confrontations entre le capital marchand et le capital humain.  Toutefois, malgré les droits acquis du syndicalisme, voire malgré l’enchâssement des droits dans les traités européens [ii], la partie n’est pas gagnée.  A preuve : plusieurs pays signalent à la face du monde des reculs d’importance quant aux droits du travail. A preuve : le gouvernement Berlusconi ayant introduit une série de modifications au code du travail visant à remettre en cause les acquis sociaux et à réduire le poids politique des syndicats. [iii]  A preuve, toute cette littérature démontrant que les gouvernements et les populations sont en train de perdre tout contrôle sur la mondialisation et comment celle-ci entraîne dans son sillage un cortège de pauvreté, de conditions de travail et de vie abominables, d’enfants au travail, de travail forcé et d’exploitation des femmes. [iv]

On le sait, la révolution industrielle a laissé des meurtrissures dans les annales par rapport à l’absence d’orientation. En voici un premier exemple éloquent :  « Une foi aveugle dans le progrès spontané s’était emparée des esprits (…). Les effets que celui-ci eut sur la vie des gens dépassèrent en horreur toute description.  Au vrai, la société aurait été anéantie, n’eussent été les contre-mouvements protecteurs qui sont venus amortir les mécanismes autodestructeurs. » [v]  Le deuxième exemple est tiré du folklore anglais de l’époque, lequel rend l’image de l’exploitation entre drapiers et artisans : [vi]

« De tous les métiers qui s’exercent en Angleterre il n’en est pas un qui nourrisse son homme plus grassement que le nôtre. Grâce à notre commerce, nous sommes aussi bien mis que des chevaliers. Nous sommes gens de loisir, et menons joyeuse vie.

Nous amassons des trésors, nous gagnons de grandes richesses à  force de dépouiller et de pressurer les pauvres gens.  C’est ainsi que nous emplissons notre bourse, non sans nous attirer plus d’une malédiction.

C’ est ainsi que nous acquérons notre argent et nos terres, grâce à de pauvres gens qui travaillent soir et matin. S’ils n’étaient pas là pour peiner de toutes leurs forces, nous pourrions aller nous pendre sans autre forme de procès. C’est grâce à leur travail que nous emplissons notre bourse.  Non sans essuyer plus d’une malédiction. » 

Nous sommes engagés dans une mutation radicale du travail.  Ceci se manifeste en accéléré depuis quelques décades par les fermetures d’entreprises, par la multiplication des travailleurs autonomes, par la précarité de l’emploi, par la polymorphie des stages et/ou mesures d’employabilité.  A l’image de la précédente révolution, le phénomène est présenté par le capital comme un progrès incontournable destiné à faire le bonheur des humains.  Mais, ce qui aura manqué à la précédente révolution pourrait jouer en faveur du présent siècle. Je rappelle les acquis de la Charte des droits, de même ceux du syndicalisme et du contrat social. Toujours dans l’optique d’un contrat social devant normalement tenir compte d’obligations qui sont relatées dans certaines revues de droits et qui font référence aux solidarités s’organisant au sein d’une même communauté et à laquelle les membres s’identifient afin d’orienter le contenu du contrat social. [vii] 

En lisant Marx et Mantoux, on constate que la révolution industrielle confrontait quotidiennement à la mort sur les lieux du travail. Tant par l’absence de droits que par la mort au quotidien, on peut reconnaître l’absence de compassion face à ces modèles de violence outrancière. Je donnerai pour exemple la mort de Mary-Anne Walkley et l’étonnement de sa supérieure – Dame Élise – découvrant l’ouvrage non achevé (il ne restait qu’un point à donner à sa broderie), alors que l’ouvrage était destiné à la Princesse de Galles. La mort avait eu raison sur la production ou l’inverse…[viii]

A notre époque, violences et absence de compassion se font plus dérangeantes. Il faut reconnaître que la violence continue de s’afficher au travail. Elle inquiète quand un pays comme la France confesse l’alourdissement des cas pathologiques ramenant à la mal-vie (dépressions et troubles physiques) et des morts quotidiennes au travail. [ix]

Rappelons que le discours du capital sur la production n’a rien du profil de la violence, ni même du profil tayloriste, bien que ce discours soit orienté vers l’accélération de la cadence de production par un vocabulaire plus hypocrite. Car, tant la responsabilisation que l’annualisation des échéanciers sont en dehors du pouvoir de la base. Parallèlement, en plus des échéanciers, la production est affichée dans un profil ISO invitant à mettre la barre qualité toujours plus haute…tout en répondant à la cadence de production dans ses échéanciers. Il me semble que ce qui apparaît susceptible de servir la production peut aussi servir la violence et l’aliénation au travail.

La force du Capital disait Hubert Marcuse est dans l’uniformisation économico-technique non terroriste, tout en fonctionnant par la manipulation. Admettons toutefois que la vision statistique du Capital et celle du Syndicalisme ne sauraient puiser aux mêmes sources…Cela dit en tenant compte que les valeurs du travail et de la production méritent d’être repensées dans une vision élargie.

Cela dit en tenant compte de la nécessité de l’évolution du contrat social sans oublier les paroles d’Engels, à savoir : « le capital ne se soucie nullement de la santé ni de la vie de l’ouvrier à moins d’y être forcé par la société ». [x]


[i] La révolution industrielle au XVIIIe siècle de Paul Mantoux – Éditions Guérin, p. 21.
[ii] L’objectif :  un syndicalisme sans frontières (Recto Verso – janvier/février 2002, p. 24)
[iii]  L’Italie poursuit son  inquiétante dérive – Journal Métro, 8 mai 2002, p. 10
[iv]  Confédération internationale des syndicats libres (CISL), 26 mars 2002
[v]  La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, Paris, 1983, pp. 111-112
[vi]  Il s’agit d’un long fragment d’une pièce folklorique publiée dans : La révolution industrielle au XVIIIe siècle de Paul Mantoux – Éditions Genin, pp. 58-59).
[vii]  Pouvoir normatif et protection sociale (pp. 137-169) auteure : Johanne Poirier Revue canadienne Droit et Société (Volume 16, no 2, 2001).
[viii]  Le Capital – Marx – Éditions Garnier-Flammarion (1969) (page 194)
[ix]  Retour de la mal-vie (Le Monde diplomatique – décembre 2001 – Enquête de Martine Bulard)
[x]  Sur le Capital de Marx (page 116) Éditions du Progrès – Moscou – 1975.

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