mercredi 31 mai 2006

Notes d'espoir d'un "joueur de piano"

PIERRE JASMIN se raconte à JEANNE GAGNON


AVANT-PROPOS

Pourquoi ces entretiens avec le pianiste  des Midis Beethoven et des Lundis Mozart?   D’une part parce que le pianiste Pierre Jasmin séduit par sa pédagogie pré-concert, laquelle,  peu importe le lieu,  sert au nivellement entre le public et l’œuvre.   Par ce rapport intimiste avec l’audience, s’amorce invariablement la réflexion autour du discours musical sans pour autant négliger quelques détours savants conduisant vers des liens  poético-philosophiques.  La profondeur des propos pourrait lasser, mais le public demeure  attentif, voire abandonné au sensible avant l’interprétation.  Il faut dire que, malgré l’altitude,  malgré la livrée de textes savants des musicologues de l’Olympe, Pierre Jasmin possède l’art du discours intimiste avec son auditoire.

Convoquée par ces hautes cimes de la musique,  à  la fin des concerts Beethoven, et plus encore à la fin des concerts Mozart,  je me suis sentie désireuse de prolonger la réflexion. Il m’a fallu préparer un canevas autour d’un profil d’entretiens, tout en établissant les jalons pouvant laisser des traces à travers une publication.  Les échanges allaient me confirmer la vocation d’un pédagogue passionné par son métier.  Et, par delà le musicien et pédagogue, me révéler l’homme engagé  à travers les Artistes pour la Paix. 

Le plus difficile fut de m’approprier la baguette du chef d’orchestre.  Je voulais me faire plaisir,  à savoir tenir compte  de mes attentes face à un musicien.  Ce qui allait nous mener vers un ensemble de profils, voire au rapport physique que veut la musique – le rythme et le suprarythme,  et même faire intervenir la sensualité du langage musical.  Certains s’en étonneront mais il ne faut pas oublier que même Saint-Augustin a pu se reprocher le trop plein d’émotions que provoquait chez lui  le chant des psaumes à l’église.  En même temps, les entretiens m’obligèrent  à tenir compte des versants culturels et politiques.  Et là,  le pédagogue vint m’inspirer avec brio.

Tout musicien formé en milieu académique connaît relativement bien le terrain des techniques et postures.   D’ailleurs, ces dernières prennent  de plus en plus d’importance au sein du milieu académique.   Ce que prouve un article récemment paru dans les pages d’un quotidien et qui disait :  « l’évolution de l’enseignement en haut lieu, tel le Conservatoire Royal de Toronto qui voudrait articuler l’enseignement de la technique à travers des laboratoires mettant en relief la gestuelle (mouvement des bras – des doigts – des coudes – des épaules et permettre à l’élève de mieux comprendre le langage pianistique à travers compréhension de codes gestuels, mais aussi à travers l’accès à des supports où l’élève peut devenir l’observateur face au couple interprète-interprétation. (Le Devoir – 26 mars 2006).    Beaucoup d’élèves ayant étudié la musique dans les écoles privées resteront peu avertis de l’importance du physique face à l’instrument.  Ce qui fut mon cas.   Ce sont des instrumentistes qui se seront adaptés dans l’ignorance.  Pire encore, certains, tout comme moi,  auront  été déstabilisés par un traumatisme ayant des conséquences dans le rapport à l’instrument.  Je fais référence à la contribution des membres supérieurs et inférieurs à travers  des  postures qui sont de la pédagogie d’un maître de musique.

L’interrelation me sera révélée lors des classes de maître de Monique Deschaussées.  Par cette pédagogue de réputation internationale, je prenais conscience d’un lien organique mettant en compte  savoir intellectuel et  représentation physique à travers des codes servant  l’interprète et l’interprétation.  A partir de ce moment,  j’ai compris que le maître pouvait  posséder  la science musicale  et devoir admettre son inaptitude à la plénitude  pédagogique.

Les entretiens m’auront  permis d’insister sur tout ce qui me hante à travers la musique :   technique, couleurs et formes d’un langage sensible, exigences physiques de la partition, fidélité au langage par l’interprète,   spiritualité à travers l’interprétation, etc.     Certaines de mes questions  liées au physique ont étonné Pierre Jasmin, mais c’était dans l’ordre des choses, compte tenu de mon intérêt pour  ce qui engage le corps à corps avec l’instrument.  D’autres interprètes en ont traité.     Ainsi, Ciccolini n’hésite pas à  signaler certaines particularités du rapport physique que veut l’oeuvre :  « On a fait des calculs : le concert d’un pianiste équivaut à plusieurs kilomètres de marche d’un pas assez rapide, sinon à 8 heures de travail manuel simple » (Extrait :  Musique et vérités – Monographie – Entretiens avec Aldo Ciccolini – UQAM – ML 417C58 A38.1998).

En salle de concert,  les  exigences d’une partition échappera  à l’audience alors que lors de la série Midis Beethoven avec Pierre Jasmin,  rien ne pouvait nous échapper.  Ainsi,  l’audience aura eu  tout le  loisir de s’attarder sur des détails.  Habituée des concerts,  j’avoue que la proximité avec le pianiste m’aura servie à plus d’un égard.

Même si la pédagogie pré-concert aura joué son rôle, disons que l’interprétation de la Hammerklavier devint  révélatrice d’une autre dimension.   Voilà que j’en découvrais la beauté esthétique et sensible.  Non seulement  en ai-je découvert l’aspect titanesque,  mais j’accédais à la beauté d’une œuvre qui m’avait toujours paru  déferlement  de notes sans relief.    L’interprétation de Pierre Jasmin m’ouvrait à la sensibilité et  à l’esthétisme sans pour autant me faire oublier l’aspect titanesque dont parle Ciccolini.   Rappelons qu’il s’agit d’une pièce de répertoire  abandonnée  pour ses exigences physiques par des interprètes éminents, dont  Alfred Brendel  lui-même.   (Le Devoir – 29 janvier 2006).

Lors de nos entretiens, j’ai pu aborder quantité d’aspects liés aux  interprétations.  Si je n’étais pas toujours en accord avec les  positions de Pierre Jasmin,  je peux dire que nos échanges auront été riches de sens.  Il y eut de parfaites similitudes de vues, mais aussi des oppositions.   Ce qui relevait de choix viscéraux faisant partie de nos identités respectives.   Ce qui fait dire  à Ciccolini :  « J’admire Bach mais je ne l’aime pas.  Vivaldi : Je ne l’aime pas ni ne l’admire.  Voilà pourquoi, malgré le plaisir du partage,  force était de convenir de divergences de vues autour d’interprétations.

Et maintenant, que puis-je vous souhaiter de mieux que l’abandon au plaisir d’entretiens faisant connaître un pédagogue passionné,  un interprète de calibre international  qui  aura su profiter d’influences  ayant jalonné sa route tout en servant la pédagogie musicale  de l’UQAM.   Et parmi les influences dont il a su tirer partie,  celle toute particulière de Pierre Péladeau.  Ce dont le pianiste nous entretient en toute générosité.


Jeanne  Gagnon
Le 31 mai 2006


Parution : Édition Triptyque, 2006,  Montréal, 266 pages.