jeudi 16 décembre 1999

" Présentation du Numéro 83 - Revue Moebius - Violences "

PRÉSENTATION du numéro 83 – Revue Moebius – Violences  (pp. 5-7)

Pourquoi faire un numéro thématique sur la violence, sinon parce que ce mot est à la mode, voire lié à la  décadence d’une fin de millénaire!  La réponse est trop simpliste.  Surtout qu’elle ne tient pas compte de l’Histoire des violences.  Ce qui nous renvoie au big bang, aux cataclysmes naturels, aux guerres qui ont détruit et reconstruit les civilisations.

Plus près de nous, quelques cataclysmes récents et cette guerre du Kosovo témoignant de la violence.  Bref, ni l’évolution de la science ni l’évolution des civilisations n’arrivent à cerner toutes les issues de la violence.

Tout récemment, Salomé de Richard Strauss me rappela les violences de certains personnages bibliques. On se souviendra qu’après avoir dansé pour son beau-père, Salomé exigea la tête du prophète.  Joie orgiaque en même temps que pure vengeance, Salomé joua avec le pouvoir de l’envoûtement. Jusqu’au moment où, pour avoir cédé, Hérode ordonnera sa mort.

Pensons encore aux violences qui, au quotidien, rejoignent citoyennes et citoyens du village global.  Aux États-Unis, les lycéens massacrent d’autres étudiants.  Dans les pays en état de guerre, les menaces pesant tant sur les civils que sur le front d’un conflit.  La violence qui s’impose lourdement par la pauvreté et l’exclusion.  On sait que des statistiques récentes signalent qu’un habitant de la planète sur six vit dans la pauvreté absolue et que 800 millions d’enfants souffrent de la faim.

A toutes ces images de violence, ajoutons celle touchant la famille; celle envers les enfants;  celle au sein de l’école; celle du couple s’agrippant jusque dans la violence du meurtre; celle de femmes violées; celle de femmes aux prises avec l’agression psycho-physique en logement alors que les technologies favorisent le viol du territoire et les filières d’agression dans l’impunité.

On ne pourrait énumérer toutes les forces de violence.  Je m’en voudrais de ne pas mentionner celle faite aux prisonniers politiques, celle obligeant des écrivains à vivre cachés pour éviter la mort violente.  On aura deviné le lien avec Salman Rushdie et Talisma Nasrin.  Tant d’autres écrivains sont traqués par la dictature politique.

Toutes les violences ont cette particularité, à savoir contrevenir à la Déclaration universelle des droits de l’homme.  Et cela, malgré l’évolution des sociétés et l’enchâssement des droits de l’homme dans un ensemble de constitutions.  Les droits humains doivent être perçus comme un pont éthique favorisant l’évolution de l’humanisme.  En dépit des technologies qui permettront de faire la guerre sans se salir les mains.

A l’échelle de la planète, l’épreuve de la plate-forme éthique se vit sous nos yeux avec Bernard Koushner, porte-parole de l’ONU au cœur du Kosovo.  Son défi apparaît surhumain!  Dans les faits, il force le destin en invitant Serbes et Kosovars à faire alliance à travers le pont éthique.  C’est-à-dire refaire l’ordre du Kosovo par-delà les haines et les blessures.

L’espérance et la foi lui servent de viatique.  Malgré les crimes et la poursuite infernale d'une violence ayant changé de camp.  Disons que toute espérance invite le mythe et que de l’acte conséquent peut surgir la part mythique.

Malgré l’imperfection du gène humain, malgré les violences qui ont eu cours entre Serbes et Albanais, la foi de Koushner est un quasi porte-étendard d’une foi de l’après-violence, à savoir : refaire l’ordre à partir du chaos.  Tout en nous rappelant également la vanité de la violence, la vanité du politique, les morts inutiles pour perpétuer la légende de destruction / reconstruction. Ce pays ne pouvait-il se remodeler dans l’encadrement d’un pont démocratique exempt de manipulations? Car si Salomé a pu envoûter Hérode par la danse des sept voiles, le politicien peut envoûter à partir d’une  parole servant des ambitions toutes personnelles.

Le Kosovo est quelque part entre mon téléviseur et mon journal, entre l’humanité et mon réel. Quelque part entre ma société et le monde. Cette proximité du Kosovo me rend plus proche des vulnérabilités du Québec.  Tout en me faisant convenir du sens qu’il nous appartiendra de redéfinir hors du fédéralisme.  Sans oublier le passé! Tout en reconnaissant que le passé se doit de tenir compte du multiculturalisme, mais dans un nouveau cadre et dans l’éducation harmonieuse ou susceptible de favoriser l’évolution d’une citoyenneté française en Amérique! Cette société a déjà sa géopolitique et un drapeau, de même que des enfants de multiples origines. Il lui manque le cadre civique intégrateur. Qui voudra transformer l’humanité devra tout d’abord apprendre l’éthique et le politique au sein de sa communauté. De la sorte, les valeurs en déficit pourront se renouveler dans la multiplicité des alliances. Et la personne rejoint le politique jusque dans la violence et la pauvreté du village global. Jusque dans l’évolution du cadre civique.

Bref, un peu partout, on constate des valeurs en déficit et la nécessité de la reconstruction de l’éthique des sociétés. Mais, tout d’abord, commencer entre les murs de sa communauté. Pour vous et moi, il s’agit du Québec mais aussi de tous les Émile qu’il voudra bien former pour son propre avenir.


Jeanne Gagnon


mercredi 1 décembre 1999

De Sarajevo à Montréal

Quelques extraits de propos autour de violences subies par deux femmes vous sont livrées. Monologues de deux solitudes renvoyant à l’isolement et au refus de la violence.  En même temps que s'y  profile  la conscience aigüe des événements...le vif désir de reconquête d'un territoire.  (La réflexion faisant partie de la présentation de ce numéro littéraire est repérable au sein de la bibliographie). 


Introduction
Dans ma vie, plus que toute autre guerre, celle sur Sarajevo restera comme l’image terrifiante d’une domination collective autour de l’ethnicisme. Au même moment, dans le confort d’un pays pacifique, j’étais confrontée aux droits bafoués. Assez curieusement, je m’identifiai à l’oppression des femmes de Sarajevo. Et pourtant, j’étais à des années lumières de leur quotidien ! Ce qui nous aura rapprochées: les droits bafoués et la déstabilisation du territoire dans le rapport de force.

Sarajevo frappa mon imaginaire sur un autre plan, c’est-à-dire comme lieu tributaire d’une culture mixte. Car, dans cette mixité, se recoupe la langue commune et l’harmonie de la culture bosniaque. La Bosnie m’apparaissait l’image idéale de civilisations en croisements. Ville phare de la mixité tant par les croisements que par l’architecture, à l’heure du nationalisme, il fallait la blesser mortellement dans son art de vivre et son architecture.

L’une et l’autre femme du récit témoignent d’un combat contre l’oppression.


I

VERA 
Tel le monstre de l’insémination, je subis le conflit comme l’injustice d’une génération sacrifiée par les idéaux d’une guerre. Déjà des milliers de corps vivants et morts témoignent du carnage. Les familles vivent la séparation par nécessités. Les cendres de l’ex-Yougoslavie vont être compostées de civils et soldats morts entre idéologies et terrorisme.


ALICE
Dans l’élan d’une vie, il est des pièges cachés qui prennent l’image d’une guerre. Ces pièges englobent les droits humains. L’isolement et les rapports de forces s’imposeront de telles façons que droits et valeurs y seront niées.



II

VERA
Tout a pris sens à travers les discours orientant pouvoir et divisions. Si longtemps...l’auréole de la défaite légendaire et le refus des croisements entre Rome/Byzance/Constantinople. Puis, l’harmonieuse mixité d’une bouture éclatante de vérité.

ALICE
L’origine du conflit trouve source dans les quelques rapports obligés. Entre nous, d’abord les civilités d’usage, puis l’indifférence affichée. Ensuite le mépris ouvert et le rejet brutal. Vivement, la conscience s’était rangée du côté de l’instinct primitif.


III

VERA
Les continents et plaques tectoniques ont une histoire modelant tout profil, sans oublier l’évolution qu’impose l’usure des temps. La grande Serbie a rêvé de son avenir dans la reconquête. Le flambeau est sur la Bosnie. On y galvanise les troupes pour un retour au Kosovo.

ALICE
L’écart s’était creusé dans le non-sens des masques. S’ajoutèrent les pleurs et hurlements d’une femme dont la bouche en cœur m’exaspérait. Juste au-dessus de la salle à manger, ses cris alertant toute la maisonnée ! Puis l’homme traversant jusqu’à elle d’un pas martial. Alors...la maison retrouvait son silence.


IV

VERA
Toute communauté en guerre cautionne ses choix dans les révolutions, sinon par les compromis d’ambassades. D’un côté ou l’autre, quelques canevas servent de toiles de fond. Le dessein vise la démocratie ou la dictature déguisée.

ALICE
Lentement...quelques droits usurpés. Les pièges de l’envahisseur ne demandent nul courage. Seulement de la fourberie !


V

VERA
Est-ce un rêve que ce souffle de la légende pour le repartage dans l’ethnicité ? Sur quels fondements reposent l’avenir et la liberté de l’humain si la politique s’autorise d’un apartheid en Bosnie et au Kosovo ?

ALICE
Serions-nous infailliblement voués à la violence de L’Homme des Cavernes ? La violence de la Nature suppose que l’humanité compose avec la fibre. Voyons l’image de la plante vorace aspirant l’autre, de la plante aux racines toxiques dominant son environnement ; de l’humanité partagée entre guerres et paix, et ce jusque dans les espaces de la cité, du quartier, de nos maisons.


VI

VERA
L’inertie imposée par le terrorisme a favorisé les manœuvres politiques de la grande Serbie. Sait-on quelles valeurs prévaudront si la Légende reconquiert les lieux de la Bataille de 1389 ?

ALICE
Le siège d’une armée eut des origines bien avant la Guerre de Troie. Ainsi, l’occupation prit plusieurs modèles à travers les civilisations. Pour cette guerre tribale, le couple inventa son prototype. Primo : il s’agissait d’instaurer le Théâtre de la Duplicité ! Secundo : de l’utiliser dans l’impalpable d’un rapport de forces sur la femme isolée. Tertio : de composer avec un programme dont la trilogie porterait sur : Haine-Vengeance-Violence.

(………….)

VERA
D’un côté, les corps morts de la charnière. De l’autre, tous les civils mutilés par l’artillerie du grand dessein. Y., un acteur de Sarajevo, a perdu les deux jambes lors d’une escalade de l’armée. Il est revenu à la conscience après un coma de trois mois. Le théâtre et la mise en scène reste sa vie. Tout son temps est donné à la physiothérapie et à l’écriture d’une fresque relatant la guerre de Sarajevo. L’œuvre sera intitulée Le Passage des derniers Huns. Les faits marquants du génocide y sont développés.

ALICE
Quelle est la part de responsabilité du sujet rejeté quant au choix d’un sentier de violence ? Est-ce prédisposition atavique ou besoin d’un exorcisme plus ou moins imposé par l’inconscient ?

VERA
Comment se reconnaître belle quand la mort est partout ? Quand le radicalisme d’un miroir oblige à de nouveaux codes sociaux sans égard aux reniements ! Comment se regarder dans la sérénité lorsque le pouls qui bat peut s’éteindre avant d’avoir traversé le miroir ? Comment se reconnaître belle quand l’âme de Sarajevo étouffe d’aliénation ? Comment se reconnaître belle quand tout ce qui représente l’originalité d’un passé s’effondre ? Comment s’abandonner au miroir d’appartenance sans se renier ? Comment reconnaître nos visages dans le miroir de divisions enfantant le gène d’une haine dont nos enfants deviendront responsable ?

ALICE
Comment être belle dans l’espace d’un miroir de duplicité et de soumission par la peur ? Comment se reconnaître belle quand le visage est déchiré entre droits et valeurs ? Comment se reconnaître belle lorsqu’on se perçoit dans l’équation d’un champ de tir menaçant tant les droits que l’équilibre ?


Court extrait du texte publié dans la Revue Moebius, Numéro Violences, no 83, déc. 1999, Éditions Triptyque, Montréal, Québec.