vendredi 1 novembre 1996

Derrière le multiculturalisme…le tendon d’Achille anglais

Revue  L’Action nationale  (Publication : Vol 9, Novembre 1996)
Par : Jeanne Gagnon

 
Le multiculturalisme est un faux débat. Tout le discours invoque l’ouverture quand un pouvoir «gommé » s’y dérobe. Pouvoir d’une minorité cachant l’enjeu du multiculturalisme sous la mante du pouvoir. Et pourtant, le débat se révèle aussi miroir d’une réelle fracture entre les deux peuples fondateurs.  Fracture du miroir d’une Constitution qui cherche à se redéfinir dans l’utopie du multiculturalisme, pour ne pas dire la « Tour de Babel » du prochain millénaire.  Fausse démocratie d’un pouvoir inhérent au peuple anglais dont le tendon d’Achille bloque l’évolution d’une Amérique édénique quand on la compare à l’autre!  Et pourtant, cette « Amérique plus douce » dont parle Keith Spicer avec amour pourrait s’échauffer jusqu’à devenir serre « bosniaque ».

Le tendon d’Achille du peuple Anglais réside dans ce paradoxe d’une vision dépassée.  D’une vision incapable de suivre les transformation d’un monde en mutations sur fin de millénaire. Évolution menant les petits États vers l’autonomie.  Dans la foulée de ce qui reste de manœuvres pour gouverner à l’heure d’Internet.

Des ténors s’égosillent pour nous convaincre d’un fédéralisme suranné. Sur les tribunes, on crie à fendre l’âme pour trouver des coupables alors qu’il faudrait ouvrir sur l’horizon d’une grande communauté acceptant l’identité à partir des origines du pays.  Ce qui impliquerait une vision bicéphale, tout en tenant compte ultérieurement des autochtones.  Ce qui impliquerait des états souverains à l’intérieur d’une fédération qui, dans le concert des fédérations du IIIe millénaire, implique le nationalisme.  Tout nationalisme cherchant à jouer dans la mire de son destin, l’élan du peuple québécois n’en serait que plus légitime.

Nombreux auront été les Canadiens ayant gardé l’espoir du renouvellement d’une Constitution capable de respecter le Québec et sa majorité.  L’espoir s’envola avec Meech.  Les plus lucides savent qu’il y eut, avec Meech, fracture décisive.  Entre les coupables d’identité et le Canada-anglais, il y a, depuis le dernier automne, un grand révélateur, c’est-à-dire un peuple « aimable » en autant qu’il s’écrase.

Et pourtant, au fil des générations, quelques poignées d’intellectuels anglophones ont tenté d’élargir la vision du fédéralisme.  Cette vision tenait compte de l’histoire.  Encore récemment Des comptes à rendre entre les deux peuples sont remontés à la surface sous la plume d’un anglophone de l’Ontario. Discours qui met en relief ce que reconnaissent les plus ouverts. Propos nous ramenant à des faits que l’on veut occulter et dont voici un extrait :
« Les Canadiens anglais ont-ils la volonté politique d’entreprendre cette démarche? La première étape consiste à reconnaître que nous avons des dettes à payer à la nation québécoise. (…)  Reconnaissons-nous ce fait devant les descendants de ceux que nous avons conquis, reconquis et opprimés?  Devant les descendants que nous avons exploités comme main-d’œuvre à bon marché? Pouvons-nous offrir compensation pour les années de privilèges anglophones au Québec? Sommes-nous quittes pour la Loi sur les mesures de guerre, les manœuvres dirigées par nos services secrets contre le PQ et la trahison de 1981-1982?  Avons-nous effacé les injures et les affronts qui ont suivi l’échec de Meech? Sommes-nous allés aussi loin que nous le pouvions lors de Charlottetown? Pouvons-nous affirmer, en conscience, que nous sommes, devant l’histoire, sans tache devant les Québécois? » [1]

Voix isolée parmi d’autres de la grande communauté anglophone, Conway et tous les autres n’auront pu briser l’écart ou encore favoriser un leadership susceptible de provoquer l’entente. Toujours, la majorité anglophone sera demeurée réfractaire à l’autonomie du Québec.

Le multiculturalisme

Le multicultualisme répond bien aux menaces ressenties par la minorité anglophone du Québec.  Minorité soudée au Canada-anglais par ses origines, celle-ci devra néanmoins répondre de la « Babellisation » du Canada, de même que de la spoliation d’un héritage orienté par les Pères de la Confédération.  Aujourd’hui, la politique du multiculturalisme s’est fait des adeptes tout en développant l’intolérance.  Elle est devenue le creuset capable de générer la violence sourde d’une poudrière, l’intolérance échauffant les esprits autour de l’ethnicité.

Le peuple anglais pourra-t-il jamais progresser vers une certaine idée du fédéralisme qui soit, sinon en avance, du moins d’époque?  Il faudrait tout d’abord voir aux faiblesses du tendon d’Achille.  Là où se joue l’idéologie du pouvoir « Coast to Coast » et de l’autorité de l’État.

Dénoncée il y a 25 ans, la faiblesse du tendon d’Achille est manifestement le signe du peu « d’image de soi » de ce peuple de dire un ancien de l’Université de Toronto. Ce dernier mettant en relief les traits suivants :
« La grande faiblesse du Canada anglais, à l’entrée de ces négociations, est la pauvreté de son image et de son sens de lui-même. Au lieu de se concentrer directement sur sa propre survivance culturelle et économique, il continue malheureusement à s’attacher au plus petit commun dénominateur, à savoir son propre territoire et son autorité sur ce territoire »  [2]

Et que découvre-t-on encore aujourd’hui? On découvre que rien n’a changé, bref « le bras étatique » du Canada-anglais ergote toujours sur les hantises du tendon d’Achille, à savoir dans la jactance de l’autorité et du territoire. Faiblesse qui n’a qu’une volonté : assimiler un certain peuple sous couvert de multiculturalisme. Par contre, dans le multiculturalisme, certains estiment percevoir une nouvelle idéologie ou Marxisme rebaptisé.  Et de l’avis de Dînés D’Souza, ce nouveau marxisme ne parlerait plus en terme de division des classes sociales mais plutôt de division entre ethnies. [3]

Malheureusement, le discours du multiculturalisme nous desservira tous tant que nous sommes. Car nous sommes de cet espace qu’on appelle « L’Amérique plus douce ». Cella à laquelle faisait référence Keith Spicer lors d’une interview par Denise Bombardier. C’était en avril dernier sur les ondes de Radio-Canada FM.

Ne serait-il pas urgent d’afficher l’identité de l’un et l’autre peuple en toute transparence? Ne serait-il pas urgent de voir le fédéralisme dans le prisme agrandi du IIIe millénaire? Là où se joue projet politique et souveraineté d’un peuple Cette transparence n’aurait plus à composer de manipulation en manipulation sur le dos des immigrants. Les « comptes à rendre » impliquant d’abord deux peuples. L’immigrant(e) adhérerait à l’une ou l’autre communauté par affinité culturelle ou politique et l’évolution d’une civilisation ferait le reste.

Si, avec la séparation du Québec, survenait le durcissement inexorable que laissent planer certains milieux fédéralistes, il faut penser que le Québec souverain en serait pénalisé.  Par contre, cette radicalisation desservirait aussi le Canada-anglais qui, dans la nouvelle conjoncture, ne pourrait que provoquer la fin de cette « Amérique plus douce ». Voisin nordique de l’autre Amérique, le Canada serait devenu bien fragile au « Big Brother » dont les idéaux de démocratie sont de plus en plus du concept dominant lié au « market democracy ». [4] 


Le décalage dans le temps

Certes, on ne peut que s’inquiéter avec Keith Spicer des influences qui joueront sur le devenir de cette « Amérique plus douce ». La nouvelle ère pourrait obliger aux affrontements. Déjà la carte délétère du multiculturalisme nous le fait pressentir.  Viendra un temps où le tendon d’Achille de l’Anglais n’aura plus d’autres ressources que de se fondre dans la foulée d’un « Big Brother » servant plus la richesse que la culture! Le Canada, lui-même affaibli dans ce qu’il pouvait présenter culturellement, à travers ses origines, cherchera vainement des « coupables » ou des « loyalistes » pour sauver les meubles. Il sera trop tard…comme en Autriche! L’isolement ou l’avalement aura fait son œuvre. Le Conquérant aura raté le virage à travers les manipulations. Coupable d’intolérance envers le Québec, l’Anglais aura rompu avec l’héritage d’un sol fertile en boutures mais qui ne pouvait nier sa couche basale sans passer par la sécession de l’État du Québec.

Nous sommes revenus du rêve appelé « Le beau risque ». Il nous faut maintenant un dernier sursaut pour empêcher l’avalement. Je compatis à l’angoisse de Keith Spicer mais, à l’encontre de cet homme pour qui j’ai une certaine admiration, je sais que le Québec se doit d’avancer dans ses mémoires.

Par contre, en comparant ce pays à l’Autriche, il m’oblige à évoquer la lenteur du peuple Anglais à se mettre dans le temps du IIIe millénaire.  D’une part, parce que ce pays tente de pratiquer une politique internationale alors que sa politique intérieure est une faillite. Cette faiblesse crée des zones d’ombres tout comme en Autriche. Ce que des historiens ont dit pour l’Autriche pourrait autant être évoqué pour le Canada, à savoir que peut-être le Canada aura-t-il, lui aussi, pratiqué trop tôt la politique internationale.  Ce qui a fait dire aux historiens par rapport aux Habsbourg : « Ils n’auront pas su choisir. Ils ont été internationaux trop tôt et nationaux trop tard. Ce lent processus de désintégration du pouvoir autrichien aura duré mille ans. «  [5]  La préface de Morand le relate ainsi : « Mille ans de luttes pour l’Europe; mille ans de missions européennes; mille ans de foi européenne. [6] La désintégration du Canada n’attendra pas si longtemps!

Qui pourrait nier cette évidence à l’effet qu’un peuple doive, un jour ou l’autre, tenir compte de ses mémoires? Revenir à son identité à travers toute évolution n’est que juste part des mutations à travers le temps traversant toute civilisation. Dimension dont traite Hanna Arendt dans une publication autour de la culture. [7]

Certes, tout peuple avance entre mémoires et aspirations.  Claude Julien en faisait l’illustration dans un récent article. Propos où il compare les aspirations contradictoires de la Communauté européenne à celles des États-Unis d’Amérique.  Pour convenir que ce qui est bon pour les États-Unis d’Amérique ne pourrait l’être pour la Communauté européenne. [8]  Ainsi peut-on parodier en alléguant : ce qui est bon pour le Canada-anglais ne peut l’être pour le Québec; ce qui est bon pour l’autre Amérique ne peut l’être pour le Canada-anglais.

Le prochain référendum reste un autre pont. Il nécessitera aussi plus de concertations, plus de contacts avec la base, plus de compréhension entre Québécois et Québécoises de toutes les composantes ethniques.  S’il faut reconnaître l’apport de toutes ces cultures, on ne pourra pour autant nier l’identité d’un peuple forant la couche basale du Québec.

Si pour ce peuple, être conséquent exige de maintenir la Loi 101, gardons-nous toutefois de verser dans la négativité de l’Ombre, c’est-à-dire en négligeant ce qu’il y a d’atouts derrière la connaissance d’une langue.  D’autant plus que cette langue est devenue celle des marchés. Le plus humble citoyen devra, n’en doutons pas, élargir son horizon pour communiquer avec le village planétaire. L’apprentissage fait d’une pierre deux coups, car en préparant les individus à s’engager dans le labyrinthe des marchés internationaux, il nus sort du nationalisme frileux. Toute langue restant un pont entre individus et sociétés.

Il faut préparer les générations  à venir dans la connaissance et l’identité. L’Éducation reste le chemin qui servira tant le politique que la connaissance. Par contre, l’école québécoise souffre de carences graves. Lise Bissonnette vient souvent nous le rappeler. Le projet de société passe par ce creuset de la cohésion. L’oublier, c’est se confiner dans les classes affaiblies, dans l’enseignement inégal, dans les classes surpeuplées où l’enseignant se perçoit dans la solitude, parfois même jusqu’à l’aliénation. Celui ou celle qui devrait aimer sa tâche et l’espace-temps du Savoir est contraint à haïr son quotidien. Certains lieux étant infernaux par absence d’encadrement. Souvent dans la demesure d’un pouvoir renversé par le bas.


Conclusion

Par delà le fédéralisme et son miroir, il y a Lucien Bouchard. Son discours rassemble les québécois de plusieurs tendances. Il représente cette dualité de l’âme québécoise, à savoir tolérance et fierté. Et si, par lui, survient cette réconciliation souhaitable entre le Québec et Ottawa, celle-ci ne pourra faire abstraction ni de la démocratie, ni de l’identité d’un peuple.

Courage et fierté nous seront demandés. Monsieur Parizeau aura eu cette fierté, c’est-à-dire ce courage à travers le langage. Car les mots prononcés le soir du Référendum reflétaient une facette du miroir. L’autre versant étant celui de nos propres faiblesses. Modèle de courage, s’il en est, pour l’identité manifestée; ensuite pour le refus de nier le sens profond du message.


Je termine en citant l’extrait d’un texte très évocateur de mémoires. Un texte d’un philosophe québécois qui, pour avoir vécu longtemps en France, aura reconnu sa propre vérité quelque part entre l’exil et le retour aux sources. Retour ou évolution vers l’identité dont le processus ramène à ce que le Québécois veut reconnaître, consciemment ou inconsciemment, dans son désir de demeurer au sein du Canada. Ce qui implique le besoin inaliénable d’affirmation de mémoires et d’aspirations pour l’avenir du pays. Malgré ce que d’aucuns appellent « avantages » du « Coast to Coast ». Car l’identité refuse toute culpabilité. Plus encore, elle exige de se reconnaître dans l’espace-temps. Long trajet dont cette phrase témoigne de façon troublante : « Il nous faudra réapprendre à aimer le Québec, sans complaisance mais avec compassion, comme on porte un enfant dans ses bras, en tenant la tête haute. [9]






[1]  Des comptes à rendre (p. 273) John F. Conway, VLB.
[2]   De quoi le nationalisme canadien-anglais est-il fait? (Abraham Rotstein, Le Devoir, 2 février 1978).
[3]   Marx est vivant (Journal VOIR, 6 mai 1993).
[4]   (…) la démocratie fondée sur la citoyenneté céderait la place à ce que les Américains appellent « market democracy » - Une Europe des Citoyens, l’Outil et le projet, par Claude Julien – Le monde diplomatique, avril 1996 (pp. 17).
[5]   La Dame blanche, p. 30. – Auteur : Paul Morand – Éditions Robert Laffont (1963).
[6]   La Dame blanche des Habsbourg – Préface de Hugo Von Hofmansthall
[7]   La crise de la culture (Hanna Arendt)
[8]   Une Europe des Citoyens, l’Outil et le projet – par Claude Julien – Le monde diplomatique – avril 1996 (pp. 16-17).
[9]   Ce pays comme un enfant…- Serge Cantin – Revue Liberté, numéro 175 – 1990.