mardi 1 mars 1994

La voix est messagère de l'éternité


Je n’avais pas encore atteint l’âge de raison que la voix ouvrit au temps de la grâce. Sitôt touché, mon pas ressentait l’affleurement et j’accédais au pouvoir immanent du regard. La vision s’étendait par-delà l’horizon de l’église, par-delà cette forêt séparant des cantons avoisinants pour atteindre des frontières insoupçonnées. Vision sans conséquence jusqu’à la déchirure du voile sur l’écart.

J’étais une enfant lorsque vint mon pas dans l’alcôve du temps suspendu. La mémoire a gardé le haut-relief de l’un d’entre nous, comme un retable du temps ineffable, avec des modelés éminents, sa lumière sur le mordoré des étoffes, lumières filtrant l’opacité de la poussière balayée par les semelles. Je ne saurais présumer de l’instant initiatique ni de l’âge que traversait l’enfance lorsque vint ce moment de grâce.

C’était un jour d’été particulièrement chaud. J’étais des acteurs et figurants d’une fresque en mouvement. Dans ce cadre temporel, mon regard embrassait la dignité d’un rassemblement animé de gestes symboliques. Entre figurants et acteurs, je me mouvais de la distance sensible à la majestueuse composition.

Sans cesse ramenée d’une coupe à l’autre par un déplacement spatial. L’un m’isolait de l’agitation; l’autre me ramenait à la fresque. Tel le pouvoir d’une lentille ou par effets gyroscopiques aux variances du temps suspendu. Détachement d’une loupe qui me renvoyait jusqu’à l’image de mon corps fragile.

Dans ce cadre temporel, j’étais absorbée par le chatoiement de la lumière du jouir sur le mordoré des étoffes, par le mince voile de poussière sous l’effet des pas, par la chorégraphie des gestes, par les allées et venues d’une cohorte humaine d’emblée tournée vers une jeune fille nubile.

Partagée entre le sensible et la matérialité d’un tout m’englobant. Dans la quiétude d’une vision en aparté sans ressentir l’isolement. Béatitude qui émanait tant du tableau que du flanc rassurant de la femme orientant le déplacement des acteurs. Cette femme était ma mère.

On eût dit que les vois discouraient au-dessus de ma tête bien que l’entendement me fût connu. Tel un langage divulgué dans la cadence de forces et mouvements stylisés. Tel un cérémonial empreint de sacré. Tableau sublime que le Titien aurait intitulé : La jeune fille au grabat.

On s’avançait sur la place entre deux habitations séparées par un mince filet de route. Les cheveux de la jeune fille étaient enroulés dans un serre-tête blanc. Sa présence restait au cœur du tableau. Son corps longiligne moulé par les couvertures, la tête droite sur l’orient de sa couche, silencieuse et présente dans les glissements obliques du regard allant des acteurs aux figurants près du  brancard.

Emphatiques, les porteurs s’avançaient vers l’autre face de la route alors que ma mère orchestrait le mouvement. Ils allaient enjamber la route séparant les deux habitations quand le nerf optique rompit avec la lumière et l’univers de la fresque s’effondra sans retour.

La grabataire vécut quelques jours au sein de notre famille. Le temps de séparer l’adolescente en typhoïde d’une mère en couches. Pourtant, rien de son passage entre nos murs, ni du repli de cette fresque vers son point de création n’aura subsisté en ma mémoire.

L’enfance fut ainsi, traversée de modulations fugitives de plus ou moindre intensité. Certains jours, enveloppantes comme une nuée; d’autres jours, insaisissables comme l’impromptu sur le chant des cigales, sur le temps d’une ronde, sur l’écho au-dessus des bleuetières. Furtifs moments qui suspendaient l’heure sans en briser l’innocence.

Malgré la candeur du regard, mes pas étaient guidés vers l’écart. C’est ainsi qu’à l’adolescence se profila le temps indicible au-dessus de la mare. La nocturnale de l’étang n’avait rien de commun avec les espiègleries sous le soleil ni avec les captures de batraciens et têtards de mes frères.

Bercée par le coassement des grenouilles, le regard sur la mare entraînait dans un vide bleuté. J’en revenais sans meurtrissure alors que j’avais dépassé le clocher du village et l’aréna, l’emplacement des fêtes foraines et les bleuetières.

Dès la première jeunesse un déménagement coupa de l’étang. Ce que cette lagune avait ouvert de perspective n’était allé plus loin que l’horizon flou des rêves.

Malgré un goût pour la contemplation, rendue au cap de la mi-trentaine je détournai le regard de l’Église. Pensée et sensible composaient avec l’errance. J’allai sur une route faite de ponts et déchirures jusqu’aux limites de l’obsédant horizon.

Arrivée entre sextant et boussole il n’y eut qu’à me pencher sur l’écart. Je crus que la verticalité allait l’emporter sur l’horizontalité. Je crus ne pouvoir revenir à la distance du front levé sur le champ de ma vie.

Pourtant, de ce regard vint la reconnaissance de l’éternité. De ce regard origine la conscience de l’esseulement. Rencontre de l’intemporel confronté au temps qui, sur mon visage, avait laissé des traces alors que l’éternité m’ouvrait à l’inexistence du temps.

La pensée voulut sonder par le haut. Un reste d’espoir m’accompagnait sur le versant de l’Ubac. D’un pic à l’autre la mutité du Père et le poids infini de l'esseulement.

C’était un vol de nuit. Plus encore, c’était la nuit de Noel. Résolue, à 30 000 pieds d’altitude, je m’approchai du mystère. Près du hublot, les mots alternaient entre questionnement et oraison. Du temps de l’enfance, à cette altitude j’eus touché les portes du Paradis. J’ouvris la veine ardente pour retrouver la vision enfantine. En vain.

Après quelques heures de vol j’arrivai à la longitude du dépassement quand, sans trembler, mon regard se posa sur le trou noir avalant les naines blanches.  Il y avait la profondeur de la solitude existentielle noyée dans l’infini. Il y avait mon bras sur l’accoudoir et ce regard traversant le hublot de l’éternité dont j’étais un élément sans âge.

Je revins à la gravité de l’âge du corps. J’allais et venais entre le stoïcisme et l’absurde. Le sensible l’emporta sur l’apagogie. Ce qui restait de choix véritable allait passer par la voix et les mouvements qui la font exister dans le temps de nos vies.  Mouvement du rapport à l’autre à travers le lien qui fait sens. Lien amoureux, lien avec la famille, lien avec la société.

Déjà l’écart existait avant la longue marche mais au sein de la famille, l’après-chaos avait exacerbé les tensions. D’un côté, le nivellement des voix; de l’autre les compétitions et rivalités. Telle une guerrière je déchirais des voiles pour me retirer et refaire le souffle que voulaient récupérer les souffrances de la mère. Reparaissant dans l’inattendu alors que les masques et rapports mimétiques n’avaient pas été préparés. Guerre sainte contre l’aliénation d’un surmoi envahisseur doublé d’une relève matriarcale protégeant le joug des mères.

Surmoi et matriarcat ont survécu à la guerre mais les masques ont subi des craquelures. De cette guerre où le souffle s’est surpris dans la haine de la famille et de la mère, je suis sortie purgée. D’abord purgée des rivalités et rapports mimétiques; ensuite purgée de la haine du pouvoir matriarcal cristallisant la voix maternelle dans ce lien servant les peurs d’influences en brimant les libertés individuelles. De ce long cheminement vient le sentiment d’appartenance à la famille.

Plus de quinze années se seront écoulées avant de vivre le lien sensible sans craindre cette manipulation par la souffrance. Avant de rencontrer l’autre femme. Avant de parler du père. Avant d’entendre la mère dans sa propre voix.

Puis un jour je passai à l’ultime aveu de mon âge. Origine tue dont le cours remonte à plus de 150 000 ans. La mère m’a regardée, l’œil noir, dérange par le propos. Poétique aveu faisant état du temps où nous étions sœurs. Poétique aveu ramenant les coupes du temps jusqu’à ce dernier sein.

Son rythme biologique s’est transformé depuis le récent accident cérébro-vasculaire. De laver sa vulve m’a ramenée au limon d’origine. Ainsi de l’agilité d’autrefois il ne reste que l’ombre fragile d’une femme penchée sur l’impalpable horizon de ses quatre-vingts ans. En dépit de la canne et des cataractes, l’éternité de la voix bat le tempo pendant que, telle une sentinelle, son regard veille sur la famille et ses chaos. Parfois, nous parlons de la Voix. Cette Voix qu’elle nomme Dieu.

Ces dernières années elle s’est rendue jusqu’à Leibniz. Je n’y suis pour rien et j’ignore toujours par quel hasard, sans disposition pour ce genre de lecture, ma mère s’est retrouvée dans un texte sur les monades et l’harmonie de l’âme. Lecture dont elle a recopié un fragment de sa main, puis abandonné au milieu de polices d’assurances. Au mot « harmonie » il manquait la lettre « h » mais la pensée du philosophe n’avait pas été trahie.

Mon regard interrogateur se pose toujours sur l’horizon. Dans le champ du regard il y a des sociétés en mouvements d’identité et des frontières qui tombent. L’écart entre l’Humain et Œkoumène reste invisible à l’œil nu mais sa dimension pourrait demander le passage d’autres chaos dans l’éternité impliquant même les étoiles.

Les souliers qui m’ont fait avancer jusqu’à l’écart sont restés parmi les souliers vernis. Ils témoignent de la marche et de l’horizon qui n’en finit plus de s’éloigner à mesure qu’on avance dans le temps.

Je vis constamment les contradictions de mes polarités et la pensée fustige toujours mon pas trop lent, hantée qu’elle est par l’horizon alors que ses méandres sulfureux sont jugulés par la voix et le zen. Cependant, elle reste le miroir fidèle du besoin de connaissance et de mes propres limites.


Je voudrais me faire Grand Inquisiteur sur l’écart qu’il me faudrait admettre l’existence de l’Homme-Dieu. J’accepterais les souffrances du Christ et la distance de Bouddha sur la souffrance que, derrière les cliquetis d’ustensiles, poindrait toujours l’esseulement.

Cette voix que longtemps je nommai Dieu-Père. C’était avant de me pencher sur l’écart et de reconnaître l’éternité.  Avant l’Ubac et les déchirures. Avant la réalité ternaire et la reconnaissance de la responsabilité dans l’éternité d’une voix. Avant de reconnaître le pouvoir du Centre sur le tempo de la voix.



Publié en 1994 dans Moebius : écritures / littérature, n° 60, pp. 55-59.